« Foutez le camp ! »
Médée était tendue à bloc. Elle était partie d’Athènes directement, sur un coup de fureur. En d’autres circonstances, elle aurait perçu le danger. Là, non. Elle proféra, écrasante de mépris :
« Qu’est-ce que tu racontes, petit merdeux ?… C’est toi qui vas me faire partir ?
— Dehors, vieille conne !
— Qu’est-ce que tu as osé dire, sale maquereau ?… »
Socrate fut sur elle, la secouant, lui serrant la gorge… Toujours ce voile noir qui mettait un tampon de ouate entre le monde extérieur et lui…
« Commandant !… Commandant !… »
Kirillis arrachait la grosse femme des mains de son patron.
« Salope !… », écumait le Grec.
Stavenos vint à la rescousse. Il prit Médée sous les aisselles et lui fit traverser le pont à toute vitesse, jusqu’à la passerelle, lui jetant d’une voix hachée :
« Je vous en prie, madame ! Ne restez pas là !… Ne restez pas là !…
— Lâchez-moi !… Lâchez-moi !… », gémissait la veuve.
Elle portait la main à son cou marbré d’un cercle rouge. Elle étouffait. Là-haut, sur le Pégase, Satrapoulos secouait la tête, vidé, la bouche ouverte, aspirant l’air comme s’il venait de se noyer.
18
Quand l’hélicoptère se posa sur l’aéroport de Nice, le Grec n’eut que vingt mètres à faire pour grimper dans son avion. Presque immédiatement, Jeff eut la piste et décolla. L’appareil fila vers l’est, vira à droite, accomplit trois quarts de cercle et fonça en direction du nord. Destination, Hambourg. L’ordre de vol avait été si soudain que Jeff avait eu à peine le temps de faire le plein. Quant à savoir à quel moment se situerait le retour… Assis du bout des fesses dans son fauteuil, contracté, mâchoires crispées, Socrate essayait de se détendre en buvant du whisky. D’un œil torve, il parcourait les nuages sur lesquels glissait l’avion. En vingt-quatre heures, il avait réussi à se mettre à dos un mari jaloux et une mère sourcilleuse. Il n’avait même pas eu la satisfaction physique de leur casser la gueule. Il ôta ses lunettes. Les nuages devinrent plus flous, le brouillard envahit tout ce qui ne se trouvait pas dans un rayon de deux mètres. Sa tête dodelina, il s’endormit. À l’atterrissage, les bonds de l’appareil sur la piste le réveillèrent. Avec surprise, il constata qu’il avait gardé son verre à la main, à demi plein. Il le vida d’un trait. Le whisky était tiède, il fit la grimace.
Jeff fut devant lui :
« Hambourg, monsieur. »
Le Grec maugréa :
« Merci quand même. Si vous ne m’aviez rien dit, j’aurais pu croire qu’on était à Dakar. »
Il fit trois pas sur le béton, revint vers Jeff :
« Ne bougez pas d’ici. Tenez-vous prêt à décoller. Au fait, dites à Céyx qu’il prenne immédiatement un avion pour Athènes… Non ! Ne lui dites pas ça. Qu’il vienne nous attendre à Nice, on le prendra au passage.
— Bien, monsieur. »
Mentalement, le pilote traduisit le message en langage clair. Décodée, la phrase signifiait ceci : « J’ai envie d’aller me soûler la gueule chez « Papa ». À mort. J’ai besoin de mon valet de chambre pour me ramener à la maison. »
Quand les problèmes dépendaient des autres, le patron arrivait toujours à les résoudre. Mais quand ses propres états d’âme le dépassaient, il allait se cuiter chez « Papa ». Il pouvait se trouver n’importe où dans le monde, il pouvait avoir sous la main une cargaison de bouteilles, rien n’y faisait, c’était chez « Papa » et pas ailleurs. Bizarre… Jeff en fut tout soulagé. S.S. avait une telle résistance à l’alcool qu’il en aurait pour des heures avant de succomber. Et, à Athènes, Jeff connaissait une fille. Si son mari n’était pas là — lui aussi était pilote — il pourrait passer une partie de la nuit avec elle. Jeff était un sage qui tenait compte des leçons de la vie : c’est parce qu’il avait baisé la plupart des épouses de ses confrères qu’il ne s’était jamais marié.
En lettres gothiques dorées sur fond de marbre, le building affichait : Nieblung and Fust. À peine sous le porche, le Grec fut intercepté par une grande asperge blonde en costume noir qui, visiblement, avait envie soit de lui lécher les bottes, soit de se rouler par terre devant lui :
« Ces messieurs vous attendent, monsieur. »
Au huitième étage, Herr Fust en personne accueillit Socrate, bras ouverts :
« Cher ami !… Cher ami !…
— Vos ingénieurs sont là ?
— Mais bien entendu, comme vous me l’avez demandé !
— Les architectes ?
— Ils vous attendent aussi. Vous savez, j’ai eu le plus grand mal… J’ai été surpris par votre coup de téléphone… Certains ont dû revenir… »
Des portes capitonnées se refermaient sur leur passage. La dernière s’ouvrit sur une grande salle de conférences dont le centre était occupé par une longue table noire. Autour de la table, une vingtaine de personnes qui se levèrent comme un seul homme à l’entrée du Grec et de Fust. S.S. leur fit signe de se rasseoir :
« Messieurs, je suis pressé. J’irai donc droit au but. Je voudrais un bateau… Non, pas un bateau… « Le Bateau ». En réalité, je voudrais que vous me construisiez le plus beau bateau de plaisance du monde. »
Il y eut un instant de flottement. Chacun essayait de capter le regard de son voisin.
« Un bateau comment ?… », se ressaisit Fust avec les intonations mielleuses habituellement réservées à la femme de sa vie lorsqu’on lui demande pour la première fois de se déshabiller. Le Grec eut un air songeur, il y était déjà !…
« Un bateau unique. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Mais, bien sûr !… gémit Fust servilement !… Bien sûr !…
— Non, vous ne voyez rien ! Pour la bonne raison qu’un navire semblable n’a jamais flotté sur aucune mer. Je veux quelque chose qui n’ait jamais existé… quelque chose de parfait, de la pointe du mât à la base de la quille… Une piscine qui devienne à ma fantaisie piste de danse ou patinoire… Pas de cabines, mais des appartements immenses… Six, pas plus ! Des salles de bain en marbre et en or massif…
— Quel tonnage ?
— Et la propulsion ?
— Quel moteur ?
— Et la longueur ?
— La vitesse ? »
Le Grec leva la main :
« Je m’en fous ! Vous êtes les meilleurs chantiers du monde ? »
Regard circulaire sur des visages modestement baissés…
« Eh bien, construisez-moi le plus beau yacht du monde !
— Il nous faudra du temps… dit Fust en se tordant les mains.
— Oui, monsieur Fust. Il faut du temps. Mais moins que vous ne pensez. Je veux avoir vos premiers projets sous huitaine. Je veux que les travaux commencent le neuvième. Je veux que les équipes se relaient nuit et jour…
— Monsieur Satrapoulos…
— Je veux que les pièces soient usinées à peine sorties de vos cartons à dessin.
— Mais… Mais… bredouilla Fust… Ce n’est pas possible… Nous avons un planning… Nous ne pouvons… D’autres clients…
— Pour commencer, je vous ouvre un crédit de six millions de dollars… Quoi ?… Quels clients ? »
Écrasé par le chiffre, Fust baissait la tête. Quel chantier naval pouvait se permettre de refuser une commande de six millions de dollars alors que les Danois et les Japonais cassaient les marchés et raflaient les affaires ?