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« Monsieur Satrapoulos…

— C’est oui ou c’est non ? »

Fust baissa les bras et, des yeux, demanda secours à son brain-trust : pas un de ces traîtres n’osait le regarder en face…

« Eh bien, on va faire notre possible… Mes collaborateurs et moi…

— Je ne vous demande pas de faire votre possible. Je vous demande l’impossible. Je veux une réponse claire : oui ou non ? »

Fust déglutit péniblement. Un « oui » mourant vint expirer sur ses lèvres. Il voulut rire mais ne réussit qu’à tirer une pauvre grimace de son visage contracté…

« Permettez-moi seulement… On ne construit pas un bâtiment semblable en partant de l’idée d’une piscine… »

Il émit un gloussement timide qui tomba à plat dans une parfaite absence d’écho.

Le Grec le regarda sévèrement :

« Si monsieur ! Ce bateau-là, vous le construirez autour de la piscine… »

Il se pencha vers Fust, confidentiel, et lui chuchota à l’oreille :

« Vous vous y connaissez en peinture ?

— Moi ?… s’étonna Fust avec une expression égarée.

— Dénichez-moi quelqu’un qui soit capable d’acheter des tableaux sans se faire rouler. Pour commencer, j’en veux pour deux millions de dollars… Quelque chose de gai, de vif… Je peux compter sur vous ?… »

Il reprit pour les hommes du brain-trust :

« Eh bien, messieurs, tout semble réglé ! Dans soixante minutes, je dois décoller de Hambourg. Je m’en accorde trente pour répondre à vos questions. Je vous écoute ! »

Le plus jeune des ingénieurs ouvrit le feu sur un ton passionné :

« J’ai une idée ! On pourrait peut-être faire… »

Ce qui était marrant chez Épaphos, c’est que tout le monde pouvait y rencontrer n’importe qui. En outre, n’importe quoi pouvait y arriver. De simples matelots y côtoyaient des princes authentiques, la jet-society de passage à Athènes s’y encanaillait avec des travestis. Un soir de folie, on y avait même vu un très haut fonctionnaire dansant un slow cheek to cheek avec un gigantesque débardeur. Des jolies femmes, des personnages ambigus, de très très jeunes gens, des hommes mûrs chargés de milliards autant que d’années, des bedaines en smoking, des torses d’éphèbes lisses en tricot de marin, des popes en rupture de froc, tous unis par les mêmes mots de passe, le plaisir et l’imprévu. Régnant sur ce happening permanent, un colosse de cent vingt kilos, Épaphos soi-même. Quand les têtes lui revenaient, quand les additions montaient, quand il pouvait mettre d’emblée un nom sur un visage, il autorisait les clients à l’appeler « Papa ». Et, à Athènes, appeler Épaphos « Papa », ce n’était pas rien ! Papa voyait défiler chez lui tellement de monde de pays si différents qu’il pouvait à coup sûr indiquer à ses amis le cheval gagnant d’une course à Vincennes, la valeur qui allait grimper dans les quarante-huit heures à la Bourse de New York, le gagnant du championnat du monde des poids moyens à Rome, l’investissement idéal à Nassau.

En ouvrant la porte de la boîte, le Grec s’adressa à Céyx sur un ton courroucé :

« Qu’est-ce que tu as à me suivre ?… Va m’attendre ailleurs.

— Bien, monsieur. »

Déjà, « Papa » propulsait sa masse tonnelée vers Socrate :

« Mon frère !… » hurla-t-il.

S.S. ouvrit les bras, se sentit soulevé et emporté dans trois tours de valse… L’orchestre s’arrêta net au milieu d’une mesure et attaqua le sirtaki qui saluait toujours l’arrivée du Grec : Viens près de moi…

La salle se mit à fredonner à l’unisson :

Viens près de moi… Le temps nous presse Je veux de toi Trop de caresses…

« Tournée générale ! » dit le Grec.

« Papa » le conduisit à une table dont il éjecta les occupants, un couple anonyme. Chez « Papa », les anonymes, par définition, laissaient la place à ceux qui avaient un nom. De bonne grâce. D’abord parce qu’ils n’avaient pas le choix, ensuite parce que, leur jour venu, ils bénéficieraient du même privilège.

« Que boiras-tu, mon frère ?

— Chivas.

— Holà ! Du Chivas !… »

La boîte n’était pas grande. Tout s’y passait comme sur un forum à l’antique, en gueulant. De simples chaises paillées, des tables de bois non recouvertes, des bougies, un long bar fait de la proue d’un navire du temps de la marine à voile, des tonneaux contre les murs crépis à la chaux, la vraie taverne.

« Alors « Papa », les affaires ?

— Tu vois !… Tu es seul ?

— Tu vois…

— Tu veux quoi ? Blonde, brune ?… Une rousse ? Un éléphant ?… Demande ! Ma maison, c’est ta maison ! »

Machinalement, le Grec plongea la main dans sa poche et y sentit l’épaisseur rassurante de la liasse…

« Sais pas encore… Tu bois avec moi ?

— Trinquons mon frère ! »

La bouteille diminua du quart de son contenu.

« Sec ?

— Sec !

— Je reviens… dit « Papa »… C’est chaud ce soir, tu vas voir ! »

Léger comme une bulle de savon, il zigzagua sur la piste sans heurter personne mais en créant un puissant appel d’air sur son passage. Le Grec se versa un autre verre et regarda autour de lui. Il aimait cet endroit. Chaque fois qu’il avait le cafard, il venait s’y réfugier. Le temps d’une nuit, le temps d’un oubli, d’une cuite qui lui lavait complètement le cerveau. Il y avait amené toutes ses maîtresses, jamais sa propre femme. La Menelas y viendrait-elle ? En face de lui, il y avait une table occupée par cinq personnes, deux marins, dont un très beau, et trois filles. À un moment, le marin dévisagea Socrate et leva son verre à sa santé, d’un air ironique. Puis il se pencha vers les autres et leur dit quelque chose qui les fit rire. Agacé d’être hors du coup, S.S. lui fit signe de venir. Le marin se leva et s’approcha de sa table. Il avait une silhouette mince et musclée, impressionnante.

« Qu’est-ce qui te fait rire ?…

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Satrapoulos ? J’ai travaillé à votre bord il y a deux ans… Eugenio…

— Sur le Pégase ?

— Oui, je conduisais le canot. »

S.S. se souvint de lui. C’était un bon marin, mais à plusieurs reprises, aux escales, il n’était pas rentré à bord et Kirillis l’avait congédié. D’après lui, Eugenio était littéralement couvert de femmes.

« Alors, qu’est-ce qui t’amusait ? »

Eugenio eut un sourire désarmant d’ingénuité…

« C’est mon copain et les filles, là… Je leur disais que si j’avais autant d’argent que vous, au lieu de boire du raki, on se serait payé du whisky.

— Tu aimes ça ?

— Vous pensez !…

— Assieds-toi ! Tu veux boire avec moi ? Ho ! Un verre !

— Ça fait rien. Il y en a déjà un.

— C’est celui du patron. Prends-en un autre. »

Socrate se sentait agressif. Ce type avait tout ce qu’il n’avait pas. Une élégance naturelle, une façon de se mouvoir, et cet œil bleu d’homme du froid dans un visage de Latin.

« Tu tiens l’alcool ?