— Autant que n’importe qui.
— Autant que moi ?
— Pourquoi pas ?
— Alors, à la tienne ! »
Ensemble, ils vidèrent leur verre d’un trait. Le Grec les emplit à nouveau.
« Une fois toi, une fois moi. Ça va ?
— Ça va.
— À la tienne !
— À la vôtre.
— Qu’est-ce que tu as à m’emmerder avec mon argent ? Qu’est-ce que tu en ferais, toi ?
— Tout ce que vous en faites.
— Et qu’est-ce que tu crois que j’en fais ?
— Vous achetez.
— Quoi ?
— Tout.
— Tu as besoin de quoi ?
— De tout. Je n’ai rien.
— Et ta gueule ?
— Vous pouvez acheter un bateau avec ma gueule ? Et une maison ? Et une femme ?
— Tu as besoin d’argent pour les femmes ?
— Pour certaines, il m’en faudrait. »
Le Grec haussa les épaules.
« Fous-leur la paix à celles-là. Baise les autres ! Santé ?
— Santé !
— Qui c’est les filles avec toi ?
— Des filles.
— Elles t’aiment ?
— Vous rigolez ?… Je les connais depuis tout à l’heure.
— Chivas !… commanda Socrate.
— Sirtaki !… hurla « Papa » en écho.
— Va danser ! dit le Grec.
— Pourquoi moi ? Allez-y, vous !
— Si j’y vais, tu y vas ?
— D’accord.
— Viens ! On danse ensemble. »
Eugenio dénoua le foulard rouge qu’il avait autour du cou, en prit une extrémité dans la main et passa l’autre à Socrate. Tenant le foulard bien tendu, ils s’avancèrent sur la piste, face à une ligne de danseurs qui s’était déjà formée. On applaudit. Avec vivacité, le Grec exécuta les pas souples, croisant les jambes de façon que l’une traîne toujours derrière l’autre, se déplaçant latéralement par une succession de revers croisés.
« Vous dansez bien !
— Tu crois peut-être que le pognon rend paralytique ? » De temps en temps, il extrayait un billet de sa poche, le roulait en boulette et en bombardait l’un des musiciens qui faisait un « couac » dans son émotion. Ils revinrent à la table.
« Cul sec ?
— Cul sec ! »
Un serveur passa, chargé d’une monstrueuse pile d’assiettes. Le Grec allongea la jambe, le serveur s’étala, les assiettes se brisèrent en miettes, tout le monde hurla de joie.
« Mon frère !… brailla « Papa » du haut de son bar-bateau… Tu veux en casser d’autres ?
— Oui ! cria-t-on de tous côtés…
— Je te parie que j’ai plus d’assiettes que tu peux en casser ?… ajouta-t-il d’une voix de stentor.
— Amène-les !… » rugit Socrate.
Outre les boissons, le bri d’assiettes était l’une des principales ressources de la boîte. D’ailleurs, chez « Papa », on pouvait tout briser du moment qu’on payait la note. Parfois, des mobiliers entiers passaient ainsi de vie à trépas, de l’état de chaises, de buffets ou de tables à celui de bois de chauffage. C’était le grand truc du patron : cassez tout, payez et cassez-vous.
« Tu veux des grandes ou des petites ?
— Tout ce que tu as ! Donnez-en à tout le monde ! Eugenio ?… Tu te sens en forme ?
— Oui.
— Santé ?
— Santé !
— À celui qui en casse le plus ?
— D’accord ! »
En rangs serrés, des serveurs chargés de piles sortirent des cuisines. Certains ne purent arriver à destination : poussés dans le dos, ils valsaient dans la salle, cherchant désespérément à garder leur équilibre, n’y arrivant pas, se répandant mi-furieux, mi-ravis dans un effrayant vacarme de vaisselle pulvérisée. Les clients se ruaient à la curée, brisant, jetant, piétinant…
« Une à une ! » criait le Grec à Eugenio. Il désirait conférer à la joute un caractère de régularité.
À toute allure, ils s’emparaient des assiettes que leur tendaient deux loufiats spécialement dévolus à leur personne et les écrasaient sur les dalles du parquet. Ils étaient rouges d’excitation, sérieux comme des papes, appliqués dans leur frénésie comme des enfants. On se relaya pour leur fournir de nouvelles munitions. « Papa » s’arrangea pour qu’ils devinssent le centre et les seuls protagonistes d’un spectacle ayant pour témoins tous les autres clients. Bientôt, il n’y eut plus d’assiettes…
Le Grec défia le marin :
« On continue avec tout ce qui nous tombe sous la main !
— D’accord ! »
Avec un ensemble parfait, ils élevèrent leur chaise et l’abattirent sur la table. Elles se fracassèrent. Socrate retourna la table et entreprit d’en arracher les pieds. Eugenio se précipita vers le bar qu’il balaya d’un revers de main de toutes les bouteilles qui s’y trouvaient. Le Grec le suivit. Armé d’un pied de table, arrachant au passage les filets de pêcheurs qui décoraient le mur, il s’attaqua aux bouteilles en réserve sur les étagères. Quand il n’y en eut plus une d’intacte, il eut une idée de génie : il décrocha une hache d’incendie et s’attaqua aux tonneaux dont certains étaient pleins. Du vin pissa, en jets rouge sombre. Eugenio voulut s’emparer de la hache :
« Tu n’avais qu’à y penser plus tôt ! » rugit S.S., en continuant à frapper comme un forcené.
Quand plus rien ne fut intact, il s’arrêta, soufflant comme une forge : des applaudissements frénétiques éclatèrent. Le Grec prit « Papa » à témoin :
« Alors ?… Qui a gagné ? »
« Papa » leva la main de Socrate :
« Le vainqueur ! »
Bon perdant, Eugenio vint le féliciter. Le Grec lui glissa :
« Où sont tes filles ?
— Je sais pas… Par là…
— On va les baiser ?
— D’accord !
— Tu as une piaule ?
— À côté, oui. L’hôtel…
— On y va ?
— Allons-y !
— Où est ton copain ?
— Laissez tomber. Il aime pas ça.
— Il est de la pédale ?
— Comme une reine.
— Ben merde !… Eh ! « Papa » ! Envoie-moi la note !
— C’est pas pressé mon frère !… C’est pas pressé !…
— Ne me prends pas pour un con ! Je sais que tu l’enverras demain.
— Reviens quand tu veux. J’adore quand tu casses tout ! »
Le Grec et Eugenio se prirent par les épaules, s’enlacèrent et sortirent de la boîte ravagée en esquissant un pas de sirtaki. Avec les rares instruments qu’ils avaient réussi à préserver de l’apocalypse, les musiciens accompagnèrent leurs pas. « Papa » désigna S.S. à ses derniers clients avachis dans la vinasse et, d’une voix de stentor, afin d’être entendu de l’intéressé :
« Regardez-le bien !… Ça, c’est un homme ! »
Céyx luttait contre le sommeil. Il n’avait plus la force d’attendre ni le culot de déserter. Cinq heures du matin… Le premier rayon de soleil rampa dans la rue, alla fouiller derrière les pavés, entre les poubelles, caressant des détritus, sculptant une ombre longue et précise à ce qui était informe. La rue avait l’air d’un décor. Dans la torpeur qui le gagnait, Céyx imaginait qu’un rideau se levait, que des girls levant haut la jambe envahissaient l’espace compris entre les murs crépis entre lesquels, sur des cordes légères, flottait du linge humide. De l’hôtel, sortaient de temps en temps des matelots qui s’étiraient, allumaient une cigarette et se dirigeaient nonchalamment vers le port. Ou une fille, qui se ployait pour rattacher sa sandale, faisait trois pas, sortait de son sac un miroir, se passait la langue sur les lèvres et se tapotait les cils… Un bateau mugit… Céyx regarda sa montre et se donna jusqu’à 5 h 30. S’il n’apparaissait pas avant quinze minutes, il irait se coucher. À 5 h 20, le Grec mit un pied dans la rue et l’emplit avec la densité d’un acteur sur qui repose le dénouement de la pièce. Il fit dix mètres, s’arrêta, retira ses lunettes, les frotta de sa pochette en soie blanche, cligna des yeux à plusieurs reprises, quitta une zone d’ombre pour aller se planter en plein soleil.