« Mère, c’est épouvantable, Socrate vient de mourir ! »
La vieille étouffa d’abord une exclamation ravie, puis la fit répéter trois fois, exigeant des précisions à chaque reprise. Irène lui raconta que Kallenberg était déjà parti pour Paris afin d’organiser le détail des obsèques.
« Mais surtout, ajouta-t-elle, qu’il ne sache jamais que c’est moi qui t’ai prévenue ! Il m’a fait jurer de n’en parler à personne !
— Pas étonnant, éructa sa mère, ta crapule de mari veut le gâteau pour lui tout seul !
— J’ai pensé qu’il était de mon devoir… » minauda Irène sur un ton soumis…
Médée l’interrompit :
« Tu as très bien fait, mon petit. Je vais prendre tout de suite mes dispositions. »
Elle voulut lui demander si elle avait des nouvelles de Lena, mais la vieille avait déjà raccroché. Quelle salope elle aussi ! Elle ne l’avait même pas remerciée ! Elle s’en consola en imaginant tous les désagréments qui allaient fondre sur Kallenberg. Il fallait maintenant qu’elle annonce la nouvelle à quelques-unes de ses amies intimes dont les époux étaient les rivaux d’Herman. En précisant bien, pour que l’information fût divulguée plus vite, qu’elle exigeait le secret absolu sur ses révélations.
Elle se frotta les mains, supputant avec une émotion ineffable les conséquences du désordre qu’elle était en train de semer. Une glace lui renvoya son image, hagarde, décoiffée, démaquillée, maculée : elle lui jeta un baiser léger du bout des doigts, lui fit un sourire d’ange et lui tira la langue gentiment. En regard du tour qu’elle jouait à son mari chéri, sa laideur passagère lui parut presque délicieuse. Elle vérifia un numéro sur son agenda, reprit son téléphone, le reposa : une idée étonnante venait de la saisir.
Elle reprit l’appareil, eut le service des appels longue distance :
« Mademoiselle, je voudrais que vous me demandiez les Bahamas… »
Pour la troisième fois, Kallenberg venait de passer devant la résidence sans oser en pousser la grille : si son informateur s’était trompé, il perdait la face. Pourtant, il fallait qu’il sache : au niveau de sa réussite, la plus petite erreur le mettrait en danger, signifierait la remise en question de tout son empire.
Pour la fin d’un mois de juin, il faisait très chaud. Les voitures qui descendaient la contre-allée de l’avenue Foch, pare-chocs contre pare-chocs, dégageaient de puissants relents d’oxyde de carbone et d’essence. Pour plus de discrétion, Herman avait pris un avion de ligne pour se rendre à Paris. Il avait ordonné au chauffeur qui l’attendait à l’aéroport de faire de nombreux crochets avant de parvenir à destination. Il fallait surtout qu’aucun petit malin n’ébruite la nouvelle avant que Barbe-Bleue ait eu le temps d’en tirer profit. Tout se jouait donc sur quelques heures, ce que cette hystérique d’Irène n’avait même pas eu l’air d’avoir compris. Il avait encore ses imprécations dans l’oreille :
« Toujours cette salope ! criait-elle entre deux spasmes nerveux. Pourquoi pas moi ?…
— Ferme-la, tordue ! Il y a des choses plus importantes !
— Une pute qui me déshonore dans la crasse en se tapant des voyous et en se droguant !
— Et toi, radasse, tu te drogues pas avec tous tes calmants ?…
— Nous sommes la fable de l’Europe ! clamait Irène avec emphase, sans l’entendre… Déshonorés !… »
Kallenberg se jeta sur elle et lui saisit le cou entre les mains :
« Tu vas m’écouter, dis !… Tu veux que je te défonce la gueule pour que tu la fermes ? »
Elle eut l’air de sortir d’une transe :
« Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce que tu dis ?… »
Herman lui hurla dans le nez :
« Elle va être veuve, ta sœur ! »
Irène demanda avec égarement :
« Qui ? Melina ?
— Non, bourrique ! Pas la putain ! Elle est pas mariée, Melina ! »
Il lui martela dans le visage en détachant bien les syllabes :
« Lena ! Le-na ! »
Irène renifla vaguement et eut ce mot superbe :
« Le duc se meurt ! »
Des trismus violents et rapprochés contractèrent les mâchoires de Kallenberg, tic horrible qui lui ravageait le visage lorsqu’il devait faire un effort pour dominer ses envies de meurtre. Il parvint à articuler :
« Quel duc, imbécile ?… Il est duc, Satrapoulos ? »
Tout naturellement, Herman avait parlé du Grec comme de l’époux à vie de Lena. À ses yeux, leur récent divorce n’entrait même pas en ligne de compte : en dehors de lui-même et de S.S., tout mâle s’insérant dans la tribu ne pouvait être qu’un figurant momentané, fût-il duc de Sunderland. Irène ouvrit des yeux ronds :
« Socrate est malade ?
— Il est en train de crever !
— Mon dieu ! Qu’est-ce qu’il a ?
— Crise cardiaque. Il passera pas la journée.
— Qui te l’a dit ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Je le sais, c’est tout !
— C’est effrayant ! Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Appeler un pope et commander des fleurs.
— Salaud ! Tu pourrais faire semblant d’avoir du chagrin.
— Pour cette ordure ?… Qu’il crève ! »
Comme Irène restait muette, il pointa son index dans sa direction :
« Maintenant, écoute-moi bien !… Pour des raisons que tu es trop conne pour comprendre, personne ne doit savoir ce qui arrive, personne, tu m’entends ! Un mot de ce que je t’ai raconté à qui que ce soit, et je te fais la peau ! »
Aigrement, elle lui cria :
« C’est bien la seule chose que tu puisses encore me faire ! »
Herman avait tenté de claquer la porte aussi vite que possible pour ne pas entendre ça, néanmoins, il l’avait entendu.
Il se figea soudain en voyant deux hommes graves, serviette à la main, sortir de l’hôtel de Satrapoulos : hommes d’affaires ou cardiologues ? Il s’en voulut de lanterner et passa à l’action brutalement. Il s’engagea dans le minuscule jardin planté d’ifs, de fusains et de frangipaniers. Dans l’entrée dallée de marbre, il se heurta à un gardien en livrée d’amiral qui se posta carrément devant lui pour lui barrer le passage. Kallenberg le toisa et lui dit en français :
« Je suis attendu par Socrate Satrapoulos. »
L’homme lui jeta un regard méfiant :
« Je ne pense pas que Monsieur soit là.
— Je suis Herman Kallenberg, son beau-frère. On m’a prévenu, je monte. »
L’amiral hésita. L’assurance de Kallenberg l’impressionnait, mais l’infirmière qui lui avait avoué le drame deux heures plus tôt lui avait fait jurer le silence : personne ne devait savoir que le patron était malade. Barbe-Bleue sentit la réticence du larbin et en conclut que le Grec était réellement à l’article de la mort. Il fallait qu’il en eût d’abord la certitude, après quoi, il serait peut-être encore temps de tirer son épingle du jeu. Il écarta la livrée avec autorité. L’homme fit un pas de côté, plissa son front en une grimace de réflexion et alla décrocher un interphone.
Kallenberg gravit un escalier à double révolution. Arrivé à l’étage noble, un peu essoufflé, il sonna à la porte de l’appartement qui fut immédiatement ouverte par un maître d’hôtel. Sur ses talons, François, le secrétaire français de Socrate, apparemment très bouleversé :