« Monsieur Kallenberg… Comment vous dire… Le patron a été pris d’un léger malaise ce matin… Je ne crois pas qu’il soit en état de vous recevoir… »
Herman chargea son regard d’un maximum d’intensité. Il prit le secrétaire par les épaules, le regarda droit dans les yeux et lui dit, d’une voix vibrante d’émotion contenue : « Je vous en prie, François, pas de pieux mensonges entre membres de la famille. Je sais tout. Comment est-ce arrivé ? »
François voulut parler, mais il détourna les yeux, se mordit les lèvres et hocha la tête douloureusement, le larynx obstrué par la contraction de ses muscles.
Kallenberg insista, chaleureux :
« François ! Irène et moi nous voulons savoir ! »
Quand S.S. avait été terrassé, le secrétaire, pris de panique, avait immédiatement demandé des instructions au bureau de Londres. On lui avait ordonné de ne pas souffler mot de la crise cardiaque de son patron, le temps de régler certaines affaires sans affoler l’opinion. Mais ces consignes étaient-elles valables pour Kallenberg ? De toute façon, son visage défait était pire que tous les aveux : il s’effondra…
« C’est affreux, monsieur… Le patron n’en a même plus pour une heure… Les professeurs sortent d’ici. Ils m’ont demandé (sa voix se brisa presque)… de prévenir la famille… J’ai pris sur moi d’appeler un pope… J’ai essayé de joindre Madame, pour les enfants… Je n’ai pas pu… Je veux dire, Mme Helena… »
Herman le dévisagea avec une expression paternelle, une immense bonté :
« C’est très bien, François… Je suis là maintenant, je m’occupe de tout ! Puis-je le voir ?
— Je ne sais pas, monsieur, je ne sais plus… Venez. »
Ils arpentèrent un couloir sans fin. Barbe-Bleue se demanda comment on pouvait vivre dans un endroit décoré avec aussi peu de goût. Arrivé devant la chambre du Grec, François gratta à la porte. Une infirmière ouvrit et le regarda d’un air interrogateur. Le secrétaire chuchota :
« M. Kallenberg est le beau-frère de M. Socrate… Il veut voir Monsieur… »
L’infirmière fit non de la tête. Mâchoires serrées, Herman lui jeta :
« Juste une seconde, mademoiselle, c’est important. »
Et, fermement, il l’écarta de son chemin. Au début, il ne distingua pas grand-chose. Les rideaux de la chambre étaient tirés et il régnait dans la pièce immense une atmosphère lugubre. Dans un coin, agenouillé sur une chaise basse, un pope barbu, immobile, psalmodiait des versets à la lueur d’un cierge. Puis, Herman devina le lit, vaguement éclairé par la lumière blême d’une minuscule veilleuse qui modelait confusément, à grands plans blafards, la silhouette allongée de Satrapoulos. Il s’approcha. Le Grec gisait, paraissant minuscule, inerte, les yeux fermés, le visage cireux, la peau plaquée sur les os en une membrane lisse et livide.
Kallenberg sut à cet instant précis que cet homme allait mourir s’il n’était déjà mort. Une porte s’ouvrit au fond de l’appartement, laissant passage à une infirmière corpulente et plus âgée que la première. Elle sembla furieuse de voir autant de monde dans la chambre. Elle tendit son bras en un geste impératif et violent, désignant la sortie aux intrus. L’infirmière fit un geste d’impuissance en guise d’excuses, Barbe-Bleue, un signe d’apaisement. Ils sortirent.
« La vérité, mademoiselle ! », interrogea Kallenberg.
L’infirmière quêta sur le visage de François l’autorisation de répondre. Le secrétaire acquiesça d’un hochement de tête résigné.
Kallenberg insista :
« Y a-t-il un espoir ? »
Elle se tourna vers lui :
« Il est perdu. »
Herman ne pouvait pas se contenter de cela. Il lui fallait quelque chose de plus précis :
« Vous êtes vraiment sûre ?… Pas la moindre chance ?
— C’est une question de minutes. »
Cette fois, il en savait assez. Il pointa un doigt autoritaire sur François :
« Surtout, pas un mot à personne, vous me comprenez ? Je m’occupe de tout. Téléphonez-moi à Londres dans deux heures. J’attendrai votre appel. »
Il les planta là tous les deux, dévala l’escalier, bouscula l’amiral, sortit en courant dans l’avenue, bondit dans sa voiture et cracha à son chauffeur :
« À Villacoublay ! »
Son avion privé l’y attendait, le pilote ayant reçu l’ordre de se tenir prêt à décoller dès que son patron arriverait. Dans l’immédiat, il avait des choses urgentes et vitales à accomplir. Par le jeu compliqué d’opérations boursières, d’associations et d’investissements fractionnés, il avait une participation dans la presque totalité des affaires et des groupes financiers sous le contrôle de Satrapoulos. Dans certains holdings, il était porteur de parts dont le montant le plus haut s’élevait à 30 pour 100 du capital. Si le Grec disparaissait, dès le lendemain, c’était la panique dans les milieux bancaires des deux hémisphères : les empires financiers créés de toutes pièces par des solitaires survivent rarement à la disparition de ceux qui les ont fondés. Une alternative : soit racheter les parts de Satrapoulos — mais quand, et à qui, et comment, et combien ? Se croyant immortel, avait-il seulement laissé un testament ? — soit bazarder tout l’avoir avant que la rumeur de sa mort ne provoque la dégringolade des cours. Dans le premier cas, il faudrait également racheter le passif, car la dynamique du Grec se nourrissait de son propre mouvement, de sa propre vitesse. S.S. hors jeu, le premier soin des chantiers navals serait de réclamer le paiement immédiat de tous les pétroliers en commande — et, d’après ses informateurs, Herman savait qu’ils étaient nombreux. Il y avait également des ennuis avec le fisc américain dont Kallenberg devrait, sur son capital personnel, payer les échéances. Sans oublier les sociétés ouvertes aux petits porteurs qui n’auraient qu’une hâte, se ruer sur les guichets pour réclamer le remboursement de leurs actions avant que leur valeur ne s’effrite. L’ensemble des opérations portait sur plusieurs dizaines de milliards : que faire ? Il envisagea un instant de demander une aide financière à sa belle-mère, mais la vieille Mikolofides serait trop heureuse de faire fructifier elle-même ses billes en jouant la partie à sa façon et, de préférence, contre Kallenberg.
Il y avait peut-être un troisième moyen permettant de tirer parti des deux autres, qui présentait l’avantage de supprimer leur antagonisme apparent : si le secret de cette mort n’était pas éventé — Kallenberg se mordit les lèvres d’en avoir parlé à son imbécile de femme — il pourrait miser sur les deux tableaux en deux temps. Vendre d’abord aux cours normaux avant que quiconque n’apprenne la nouvelle, contribuer ensuite, lorsqu’elle serait rendue publique, à l’affolement général. Il pourrait alors se permettre de racheter les titres à la baisse, quand les gogos les braderaient au cinquième de leur valeur nominale. Ensuite, il se débrouillerait pour circonvenir Médée Mikolofides et prendre le contrôle total de l’affaire : il se vit maître du monde. Il décrocha le téléphone et appuya sur un bouton qui fermait la vitre de séparation entre son chauffeur et lui :
« Allô Jack ?… Demain, dès l’ouverture, je veux que vous vendiez toutes les actions… oui ! Je dis bien toutes !… que je possède dans les sociétés de mon beau-frère ! Alertez immédiatement mes bureaux de Londres, Tokio, Athènes, New York, Stockholm !… Passez votre nuit à dresser un bilan complet et prévenez mes agents de change ! Il faut que tout soit terminé à midi !… Ne discutez pas ! Ne cherchez pas à comprendre !… Exécutez ! Je vous rappelle dans une heure ! »