— C’est horrible ce qui arrive, c’est horrible… Il faut surtout ne rien leur dire !
— Je ne sais pas. C’est Irène Kallenberg qui m’a appris la nouvelle. Elle m’a dit qu’elle ignorait où se trouvait leur mère, qu’on ne pouvait pas la joindre, qu’elle prenait ses responsabilités en son absence. Après tout, elle est leur tante.
— C’est épouvantable.
— Elle m’a demandé de les prévenir, que leur père aurait souhaité qu’on les prévînt…
— Jamais ! Ce n’est pas à nous de le faire ! Tu es fou ? Ils ont douze ans !
— De toute façon, il faut qu’ils rentrent en Europe d’urgence. À Paris. »
Hankie le dévisagea, incrédule :
« Ils vont partir ?… On nous les enlève ?…
— Hankie… Ils ne sont pas nos enfants… »
Elle eut une moue d’amertume :
« Non, ils ne sont pas nos enfants…
— Hankie… »
Elle inspira profondément :
« Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Les prévenir, le leur dire…
— C’est abominable…
— Oui…
— Quand doivent-ils partir ?
— J’ai déjà demandé un hydravion à Miami. Il sera là bientôt.
— Hans !
— Oui ?
— Ne leur dis rien.
— Hankie…
— Ne leur dis rien ! Nous n’avons pas le droit de prendre une responsabilité pareille… Je verrai sur place ce que je peux faire.
— Sur place ?
— Tu ne penses pas que je vais les laisser voyager seuls !
— Ils ont chacun leur gouvernante… il y a le précepteur…
— Je vais faire ma valise. »
On alla chercher les enfants, on mit leur entourage dans la confidence et il fut convenu qu’on leur dirait que leur papa, légèrement malade, tenait à les voir retourner à la maison. D’ailleurs, quelle maison ? C’était partout, leur maison. Les gosses étaient pratiquement nés dans un avion et avaient déjà fait plusieurs fois le tour du monde, de palace en résidence, de propriété en appartement de grand luxe, de jet en yacht. Dans le salon, Hans, très ennuyé, attendait que Hankie eût préparé ses bagages. Quand elle passa devant lui, précédée par un marin qui lui portait sa valise, elle se pencha sur Hans et l’embrassa sur le front :
« Ne bouge pas pendant que maman n’est pas là… Tu sais que tu fais toujours des bêtises… »
Elle prit Maria et Achille par la main, qui riaient comme des fous, ravis par ce changement de programme imprévu : ils couperaient les palmiers une autre fois. Avant de sortir, Hankie revint sur ses pas et rafla sa tapisserie qu’elle fourra dans son sac.
23
Mortimer alla presque jusqu’à commettre cette incongruité, desserrer sa cravate, mais il se retint à temps :
« Mère, ne trouvez-vous pas qu’il fait horriblement chaud ?
— J’ai aussi chaud que vous.
— Dans ces conditions, mère, pourquoi ne pas ouvrir légèrement une vitre ?
— Je crains les courants d’air. »
Maussade, Mortimer se rencoigna sur les coussins lustrés de l’immense patache choisie par la duchesse pour faire le trajet. À Marignane, il avait fallu qu’une compagnie de location téléphone à Marseille à la maison mère pour qu’on leur envoie cette antique Austin, haute sur pattes, noire comme un corbillard, cauchemardesque. Le chauffeur aussi semblait d’époque, mais au moins, ses vitres étaient baissées (la duchesse avait insisté — pas de mélange — pour que la paroi de séparation fût hermétiquement close). Voilà deux heures qu’ils roulaient sur des routes écrasées de soleil à une allure d’escargot. La duchesse avait horreur de la vitesse. Eût-elle été au pouvoir, elle aurait fait voter une loi pour l’interdiction des véhicules à propulsion mécanique, et le retour immédiat des chaises de poste. Mortimer avait discrètement insisté pour qu’elle ne mette pas ce chapeau invraisemblable, hideux fourre-tout comportant les laissés-pour-compte d’une marchande des quatre-saisons. Mutine, elle avait rétorqué que c’était le printemps, que les Françaises étaient coquettes, et que le duc, son père, avait adoré ce chapeau, vingt ans plus tôt. Son espèce de tailleur était à peine moins voyant, ramages vifs sur fond vert pomme. Au départ de Londres, la chose était presque passée inaperçue, mais à l’arrivée à Marseille !
Mortimer avait nettement vu des gens se gausser sur leur passage, lorsque la duchesse avait voulu prendre une collation en attendant sa limousine. Un ouvrier nord-africain, hilare, avait même ameuté quelques-uns de ses camarades occupés aux guichets, et qui risquaient de louper ce happening.
« Cet homme va trop vite, Mortimer…
— Allons donc, mère, il ne dépasse pas le soixante !
— Je ne me sens pas bien.
— Voulez-vous que nous arrêtions ?
— Non, demandez-lui de ralentir. »
Exaspéré, Mortimer tapota la vitre de séparation, ce qui eut pour effet immédiat de provoquer une embardée. Le chauffeur jura ; en tout cas, c’est l’impression qu’eut le duc en voyant son visage congestionné. Il lui fit un signe pour lui indiquer de ralentir. L’autre l’interpréta à l’envers et accéléra avec un geste insolent de la main…
« Décidément, je ne me sens pas très bien. Sommes-nous loin encore ? »
La duchesse avait proposé ses bons offices — dont Mortimer se serait bien passé ! — mais elle entendait le lui faire payer, ne manquant pas une occasion de l’agacer par des réflexions, sous-entendant : « Tu vois, je souffre pour toi, à cause de toi. Une fois de plus, je me sacrifie. » Au vol, Mortimer déchiffra un panneau routier : Vaison-la-Romaine, 10 km.
« Nous approchons, mère. Désirez-vous vous arrêter ou souhaitez-vous continuer ? »
Elle eut un geste lourd de la tête, qui signifiait : « Je continue, mais vous aurez ma peau… » Mortimer consulta l’adresse invraisemblable et l’itinéraire qu’il avait établi. Il avait dû rappeler Irène pour de plus amples précisions. Le reste avait été un jeu. La pratique des soldats de plomb lui avait donné le sens de la topographie. Soudain, la voiture ralentit, cahota et vint se ranger, au point mort, sur le bas-côté de la route. Simultanément, elle se mit à fumer. Mortimer en sortit avec volupté, rejoignant le chauffeur qui soulevait déjà le capot dans une tornade de vapeur brûlante. Il eut ce commentaire déconcertant :
« Elle chauffe. »
Mortimer fut tenté de lui dire qu’il s’en rendait compte, mais :
« Dans combien de temps pourrons-nous repartir ? »
Le chauffeur triompha sans vergogne :
« Ça, ça dépend pas de moi, mais de cette charrette ! »
Et il ajouta, raciste :
« Vous avez voulu une voiture anglaise, hein ? Eh bien, vous l’avez ! Ces moteurs-là, c’est pas fait pour nos climats. »
Dignement, Mortimer revint sans un mot auprès de la duchesse :
« Que se passe-t-il, Mortimer ?
— La voiture chauffe, mère.
— Qu’on la laisse refroidir !
— C’est cela, mère… C’est cela… Voulez-vous descendre et faire quelques pas ?
— Il y a du vent ?
— Presque pas, mère.
— Aidez-moi. »
Avec l’aide de son grand garçon, elle réussit à s’extraire du véhicule. Elle était toute ankylosée et arrivait à peine à se tenir debout, titubant, s’accrochant au bras de Mortimer. Il était trois heures de l’après-midi, le chauffeur s’était assis sur le talus. Il tira une bouteille de vin d’une sacoche :