« Vous en voulez ? »
La duchesse le toisa d’un air glacial. Même pas gêné, il ajouta :
« À la guerre comme à la guerre, hein ! »
Il but au goulot, trop vite, s’étrangla, cracha et jura.
« Éloignons-nous, Mortimer ! »
Elle se tordit la cheville sur la caillasse du remblai et eut une expression de profonde douleur dominée, silencieuse. Mortimer apprécia et se contint :
« Vous vous êtes blessée, mère ?
— Ramenez-moi à la voiture je vous prie. »
Il alla la réinstaller dans la fournaise aux vitres closes.
« Merci, Mortimer. Vous pouvez me laisser maintenant. »
Trente minutes plus tard, ils repartaient, s’arrêtant fréquemment à des postes à essence pour rajouter de l’eau au radiateur dont il fallait dévisser le bouchon avec les précautions que l’on apporte habituellement à désamorcer une machine infernale. Au cours d’un de ces arrêts, Mortimer prit une bouteille de Coca-Cola dans un distributeur et l’apporta à sa mère. Elle fit des mines :
« Il n’y a pas de verres ?
— Je crains que non, mère. »
Elle eut un air résigné et porta la bouteille à ses lèvres, méfiante. Avant d’y goûter :
« Qu’est-ce que c’est ?
— Une espèce de soda. C’est américain. »
Elle eut une moue de réprobation. Parfois, Mortimer se demandait si elle le faisait exprès ou si elle sortait perpétuellement de son œuf. Sans se prendre lui-même pour un révolutionnaire, il trouvait inconcevable que des êtres pareils puissent exister à l’heure des jets. Et il fallait qu’il l’eût pour mère !
Elle avala une gorgée comme s’il se fût agi de ciguë, fit une horrible grimace et tendit la bouteille à Mortimer d’un air bienveillant :
« Merci mille fois, Mortimer. Je crois que je n’ai plus très soif. »
Mortimer faillit hausser les épaules. Faillit seulement : il y a des choses qui ne sont vraiment pas convenables. La guimbarde repartit. À sept heures du soir, ils étaient devant la route impraticable qui mène à Cagoulet. Le chauffeur descendit et ouvrit la portière côté duchesse :
« C’est ici. Vous êtes arrivés. »
Elle s’étonna :
« Où sont donc les maisons ?
— Une seconde, mère, je vais voir ça. »
Au chauffeur :
« Nous ne somme pas encore à Cagoulet. Vous devez nous déposer sur place.
— Vous rigolez ? Vous l’avez vu le chemin ? Je peux à peine rouler quand c’est plat, alors quand ça monte !
— Mère, il dit que la voiture ne pourra jamais gravir la pente.
— Mortimer, dites à cet homme que je me plaindrai de lui s’il ne nous dépose pas à destination. Ou plutôt, ne lui dites rien : qu’il roule ! »
Gêné, le duc s’approcha du chauffeur et lui glissa subrepticement dix mille francs dans la main.
« Je vous en prie, mon vieux, faites un effort. Ma mère peut à peine marcher. »
Le billet disparut, englouti dans l’une des poches de la vareuse :
« Moi je veux bien… C’est la bagnole qui veut pas…
— Voyons, il doit y avoir une solution… Comme vous dites chez vous, impossible n’est pas français…
— Ça, mon bon monsieur, c’est des conneries. Ou alors, il faudrait la pousser…
— Pourquoi pas ? Si vous restez en prise, je marcherai derrière vous. Au besoin, je pousserai… Voulez-vous essayer ?
— Faut d’abord qu’elle refroidisse.
— Parfait, laissons-la refroidir. »
Vingt minutes plus tard, le convoi attaquait la pierraille, le chauffeur au volant, la duchesse à l’arrière, Mortimer, arc-bouté sur le coffre, fermant la marche. Quand l’Austin eut atteint le haut de la pente, elle dévala dans le vallon. Par réflexe, Mortimer se mit à courir. Il la rejoignit au sommet de la deuxième bosse du terrain. La ferme était en vue. La duchesse baissa sa vitre et fit signe à son fils de la rejoindre :
« C’est là, Mortimer !… Montez donc maintenant… c’est plus convenable. »
Devant les bâtiments, assise sur une pierre, Zize épluchait des patates pour le repas du soir. Attiré par les pétarades du moteur, Julien sortit de la maison, sa flûte indienne à la main. Il contempla le lourd véhicule noir avec perplexité :
« Merde… Y a quelqu’un qui est mort… »
Kallenberg haletait dans son téléphone, serrant l’appareil à le broyer. Il ne put s’empêcher de hurler :
« Alors ?… Alors ?…
Là-bas, à Paris, François étouffa une espèce de sanglot :
« C’est fini, monsieur… C’est fini. »
Herman tenta de réprimer la joie qui lui donnait envie de crier bravo. Il fit un tel effort sur lui-même qu’il en bafouilla d’excitation contenue :
« François… François… J’arriverai à Paris demain vers quatorze heures. En attendant, je m’occupe de tout. »
Il alla s’asseoir. Il fallait qu’il s’accommode de l’énormité de la nouvelle, bien qu’il eût souhaité cent fois la mort du Grec. C’était étrange, il se sentait presque frustré par la stupidité de cet accident dans lequel, lui, Kallenberg, n’entrait pas en ligne de compte. Comme si Socrate l’avait roulé : vivant, il ne l’avait pas atteint ; mort, il lui échappait. Quelle fin minable ! Comment avait-il pu avoir comme rival, un homme qui crevait d’un infarctus à cinquante-deux ans, comme n’importe qui ? Ça manquait de gueule ! Herman lui en voulut de n’avoir pas eu un trépas hors série : son yacht aurait pu couler au large de la mer des Antilles… Le Grec, en guise de chaloupe, se serait réfugie dans une baignoire d’or dont la voile aurait été une immense toile de Titien. Il y serait mort de soif après trente jours de dérive — quel tableau pour un Géricault moderne ! Ou alors, il aurait pu succomber sous le poignard d’une folle, comme Marat, exploser en vol, comme Mattei, être torturé, comme le Christ, enfin, une mort qui ne soit pas à la portée de tout le monde, quelque chose qui laisse un goût ambivalent d’inachevé et de définitif, loin de la trivialité d’une crise cardiaque, cette dernière faute de goût.
Herman se barricada une partie de la nuit dans son bureau, fit et refit ses comptes, se goinfra de caviar, but une goutte de champagne, prit un somnifère quand le jour allait se lever, ne dormit pas du tout. Le matin venu, après la première heure, tout craquait. Les ennuis commencèrent par un appel angoissé de Jack :
« C’est une catastrophe ! Dès l’ouverture, tout le monde a voulu vendre ! Personne n’est preneur !… »
Sur un ton douloureux de reproche :
« Monsieur Kallenberg… Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu hier soir que M. Satrapoulos était mort ? »
Herman sentit une nausée l’envahir. Il s’étrangla :
« Comment le savez-vous ?
— Mais tout le monde le sait !… Depuis une heure, dans toutes les capitales, le dernier des boursicoteurs est au courant ! Monsieur Kallenberg, vous auriez dû… »
Barbe-Bleue éclata :
« Foutez-moi la paix ! Je ne vous paie pas pour que vous me disiez ce que j’ai à faire !
— Et moi, que dois-je faire ?
— Restez en ligne… Il faut que je réfléchisse… »
Dix manèges fous tournoyant dans sa tête. Il devait prendre une décision, et la prendre tout de suite… D’où pouvait bien provenir la fuite ? Par réflexe autant que par habitude, il pensa au Grec, ne pouvant s’empêcher de hausser les épaules en réalisant qu’il était mort. François ?… L’infirmière ?… Le portier, les médecins ? Il serait toujours temps de faire mener une enquête… Il aboya :