« De combien de points ont baissé les titres ?
— Cela dépend des sociétés. Disons qu’en moyenne, ils ont perdu, pour l’instant, près des quatres cinquièmes de leur valeur…
— Qui achète ?
— Personne ! Qui prendrait le risque ? »
Que faire ? Il était trop tôt pour racheter, mais peut-être pas trop tard pour vendre. Herman s’accrocha :
« D’après vous, est-ce que ça va encore baisser ? »
L’autre hésita :
« C’est fort possible… Vous connaissez mieux que moi les lois de l’offre et de la demande…
— Ça va, ça va ! Pas de cours. Fermez-la, je réfléchis… »
C’était le moment ou jamais : des milliards étaient en jeu pour une question de secondes. Pourquoi l’opération ne s’était-elle pas déroulée comme prévu ? Il aurait touché un fabuleux bénéfice — ses propres actions vendues à leur cours le plus haut et rachetées un peu plus tard à la baisse. Ensuite, il aurait investi ces gains dans l’acquisition de tous les titres épars détenus par les petits porteurs. Alors que maintenant, si la dégringolade continuait sur sa lancée, il risquait de tout perdre…
« Jack ?… Vous êtes toujours là ?
— Oui, monsieur.
— Vendez !
— Ne peut-on attendre encore un peu ? C’est le plus mauvais moment…
— Je vous dis de vendre !
— Une heure encore…
— Exécutez mes ordres, crétin ! Vendez !
— Parfait, monsieur. Mais je dégage ma responsabilité. Jusqu’à combien puis-je descendre ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? C’est vous qui êtes sur place, grouillez-vous, vendez au mieux, c’est tout ! »
Herman raccrocha avec hargne. Sa chemise était inondée de sueur.
Deux heures plus tard, à midi très exactement, l’opération était terminée. Même après sa mort, le Grec avait pris Kallenberg de vitesse. Les actions qui valaient la veille cent dollars avaient dû être bradées sur la base de trente, soit soixante-dix pour cent de perte sèche en quelques heures. Et encore, fallait-il remercier le Ciel d’avoir trouvé des pigeons pour les acheter à ce prix-là. Dans vingt-quatre heures à peine, le fisc s’en mêlerait, et les créanciers, et la liquidation judiciaire. Jack s’était surpassé en dénichant des banquiers d’Amérique latine, vautours qui faisaient leur beurre sur des affaires à l’agonie. Pour une fois, c’était râpé. Avant la fin de la semaine, leurs titres ne vaudraient que leur poids en papier. Pas de chance… Kallenberg songea avec mélancolie qu’il était parvenu à sauver quelques meubles de ce désastre. L’idée d’assister le lendemain aux obsèques de la charogne morte lui donnait envie de vomir. Il se sentit vidé. Pourtant, il avait promis de partir pour Paris en début d’après-midi.
Est-ce que cette conne d’Irène était prête ?…
Irène !… Il eut un éblouissement. Et si c’était elle ? Il allait le savoir sur-le-champ. Il sortit de son bureau en bolide, se rua dans l’escalier et se mit à hurler :
« Irène !… Irène !… »
Sur son passage, les domestiques se terraient comme des lapins un jour d’ouverture de la chasse.
Sentant qu’il allait lui gâcher l’un de ses plus beaux rôles, la duchesse coupa la parole à Mortimer :
« Laissez-moi faire, Mortimer, c’est à moi de lui annoncer la nouvelle. »
Elle s’avança vers Lena, les bras ouverts, geste insolite chez les Sunderland où, depuis des générations, par méfiance, on les gardait croisés dans les circonstances délicates.
« Mon enfant, j’ai une terrible nouvelle à vous annoncer… »
Devant le perron de la ferme, tout le monde se sentait idiot. Mortimer, parce qu’il était brusquement réduit à l’état de spectateur. Lena, parce qu’elle ne comprenait pas comment sa belle-mère, qui ne lui avait adressé la parole que deux fois depuis son mariage — la première pour dire yes alors qu’elle lui proposait une tasse de thé, la seconde, pour répondre no à la même question — avait pu se déranger à cause d’elle. Et les autres, réunis maintenant en silence autour des acteurs principaux, intrigués et mal à l’aise, ne sachant trop ce qui se passait, qui était cette mémère incroyable et ce grand benêt mou…
« Mon enfant, Socrate Satrapoulos est mort. Comme nous ne pouvions vous joindre, j’ai pensé qu’il était de mon devoir… »
Mortimer estima que, à sa place, il s’y serait pris avec moins de brutalité. Il épia le visage de celle qui était sa femme et avec laquelle il se sentait si peu marié, guettant une réaction quelconque. Il n’y en eut pas. Lena restait immobile, comme si elle ne comprenait pas ce qu’on lui disait. De son côté, la duchesse privée d’une mimique qui lui aurait servi de support pour développer, semblait décontenancée. Pendant un long moment, il n’y eut pour tout bruit qu’un raclement de gorge du chauffeur, resté légèrement à l’écart. Puis Lena hocha la tête et fit :
« Ah ?… »
Et ce fut tout. Il n’y avait plus de pièce à jouer, ni sanglots, ni rien. Lena regarda la duchesse :
« Permettez-moi de vous présenter… »
Elle eut un geste vague de la main, désignant le petit groupe avec un visible effort, s’arrêta sur Melina :
« Melina, ma sœur… Melina, je te présente mon mari… La duchesse de Sunderland.
— J’ai pensé que pour vos enfants… dit la duchesse.
— Merci, madame, merci. »
Mortimer sentait bien qu’il devait dire ou faire quelque chose, mais il ne savait ni quoi ni comment. Pendant cette scène, il avait intensément observé Fast, essayant de cacher sous un masque impassible l’admiration que lui inspirait sa beauté. À quelques heures d’intervalle, il subissait à son égard la même fascination immédiate que sa propre femme.
« Comment est-ce arrivé ? », fit Melina… Mortimer réalisa que c’était à lui qu’elle parlait, lui rendant par cet acte l’individualité que lui ôtait à tout coup la présence de sa mère.
« Il a eu une crise cardiaque.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? cria le chauffeur, qui en avait sa claque des condoléances.
— Je suis venu vous chercher, Lena.
— J’étais moi-même venue chercher ma sœur.
— Emmenez-la avec vous. »
— Elle ne veut pas venir. »
Gentiment, Zize proposait à la duchesse d’entrer dans la ferme pour s’asseoir et boire quelque chose. Elle refusait poliment, consciente que cette morveuse crasseuse était la seule qui lui eût accordé quelque attention. D’un pas lourd, elle retourna auprès de la voiture dont le chauffeur lui ouvrit machinalement la portière. Après tout, son rôle était terminé, bref peut-être pour un déplacement aussi long, mais capital. Elle s’affala sur les coussins et attendit la suite des événements dont le contrôle ne semblait pas actuellement en son pouvoir. Mortimer vint à elle :
« Mère, je vous prie de m’excuser un instant, mais je dois m’entretenir avec Lena pour savoir ce qu’il convient de faire. »
Elle le libéra d’un mouvement de la main. Mortimer retourna auprès de Lena. Discrètement, les autres s’étaient éclipsés, sauf Melina qui était allée s’appuyer contre la margelle du puits.
« Voulez-vous faire vos bagages ?
— Je n’ai qu’un sac et rien dedans.
— J’ai été informé par Irène.
— Quand ont lieu les obsèques ?
— Demain, je suppose. Souhaitez-vous faire revenir vos enfants ?
— À quoi bon ?…
— En partant maintenant, nous serons à Marseille dans trois heures. Nous pourrons peut-être prendre un train de nuit…