Fast le giflerait-il s’il la lui prenait ? En arrivant à Marseille, ils étaient descendus à l’hôtel Noailles. La duchesse, avant même que Mortimer ait déployé ses ruses pour l’en persuader, avait déclaré qu’elle désirait retourner le lendemain même à Londres, précisant « qu’ayant fait son devoir, elle ne voulait pas s’immiscer dans les problèmes conjugaux de son fils ». Cela, à l’intention de Lena, mais avec un accompagnement de mimiques qui en avait appris long à Mortimer sur son humeur méprisante. Elle s’était fait servir à dîner dans sa chambre, après que son fils lui eut souhaité le bonsoir en l’embrassant sur le front. Le matin suivant, à huit heures, elle prenait le premier avion pour Londres. Mortimer avait poussé un soupir de soulagement et était revenu à l’hôtel où Lena et Fast prenaient ensemble le petit déjeuner. Fast semblait maussade. De son côté, Lena ne disait rien. En vain, Mortimer avait essayé de leur faire la conversation, mais il n’avait pu obtenir que des brouillons de réponse. Il leur restait trois heures avant de se rendre à l’aéroport. La veille, Fast avait simplement demandé :
« Pouvez-vous m’emmener jusqu’à Paris ? »
Sans préciser comment il réglerait le montant de son billet que Mortimer, tremblant d’espoir, avait payé de sa poche comme il avait réglé la note d’hôtel. Fast voguait loin au-dessus de ces contingences, comme s’il eût senti que sa présence, à elle seule, était une faveur pour autrui. À aucun moment, il n’avait dit merci et malgré son sens de l’économie et des convenances — traditionnels chez les Sunderland — Mortimer ne s’en était pas offusqué.
« Où est-ce que vous descendrez à Paris ?
— J’en sais rien. »
Fast sirotait un whisky. Mortimer était assis à côté de lui. Lena, sur la même rangée de fauteuils, mais de l’autre côté du passage. Quand ses yeux n’étaient pas rivés sur les mains de Fast, Mortimer, à la dérobée, les reportait sur son visage dont la perfection et la finesse du profil le laissaient stupéfait.
« À l’hôtel ?
— Non.
— Chez des amis ?
— Sais pas. Connais personne.
— Vous y séjournerez longtemps ?
— Sais pas.
— S’il vous arrivait d’être dans l’embarras… pour une raison ou pour une autre… j’ai beaucoup d’amis à Paris qui se feraient un plaisir de vous héberger.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis dans l’embarras ?
— Rien, bien sûr… Enfin, mon offre reste valable. Et s’il vous plaisait de passer quelque temps dans notre château du Lancashire…
— Voulez-vous un whisky ? »
Mortimer traduisit immédiatement « je veux un whisky », et fut secrètement flatté par cette tournure qui, dans la bouche de Fast, était presque une marque de courtoisie. Il fit un signe à l’hôtesse pour renouveler la commande. Lena en fit de même et sembla retomber dans sa délectation morose.
« Vous êtes étudiant ?
— Ça m’arrive.
— En quoi ? »
Fast le considéra d’un air de profond ennui :
« Je peins.
— C’est passionnant ! Vous exposez ?
— Non.
— Vous vendez ?
— Jamais.
— Mais c’est idiot ! Pourquoi ?
— Probable que ça plaît à personne.
— Allons donc ! Et à vous ?
— Zéro.
— Vous n’aimez pas votre peinture ?
— De la merde. »
Fast lui jeta un regard aigu :
« Votre femme a l’air de se faire suer. »
Mortimer se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il regarda Lena et s’aperçut qu’elle aussi dévisageait Fast avec voracité : c’était bien la première fois qu’ils se découvraient les mêmes goûts. Une idée lui vint, qu’il jugea ridicule : allait-il devenir le rival de sa femme ?
Il se leva et passa devant Fast dont il frôla le bout des genoux de ses jambes. Il sentit le rythme de son pouls s’accélérer.
« Excusez-moi… »
Il s’assit dans le fauteuil voisin, provisoirement déserté par son occupant :
« Comment vous sentez-vous ? »
Lena eut un soupir discret :
« Très bien, Mortimer, je vous remercie.
— Vous savez que je suis à vos côtés, quoi qu’il arrive ?
— Je le sais, Mortimer.
— Nous allons atterrir dans un quart d’heure. Souhaitez-vous vous rendre directement avenue Foch ?
— Évidemment.
— Savez-vous que ce jeune homme est bourré de talent ? Il est peintre. Le saviez-vous ?
— Je l’ignorais. »
Mortimer fut enchanté d’avoir pénétré dans l’intimité de Fast davantage qu’elle n’avait pu le faire. Il poursuivit :
« Il semble complètement perdu. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous l’invitions pendant quelques jours ? Je veux dire, quand cette horrible histoire sera réglée ?
— Faites comme il vous plaira, Mortimer. »
Pour masquer son émotion, Lena gardait le visage obstinément fixé sur un atlas zébré de lignes rouges, trajectoires pures des Boeing qui reliaient les continents.
Au moment où la certitude de son succès le faisait cabrioler sur son lit, la porte s’ouvrit et Lena entra. Elle regarda le Grec qui la regardait, chacun aussi stupéfait que l’autre. Socrate, qui avait gardé son turban de fantaisie sur la tête, se figea en plein mouvement avec la brusquerie des gosses jouant aux statues de sel. Quant à Lena, elle portait instinctivement la main à sa mâchoire qui avait une fâcheuse tendance à se décrocher dans les grandes occasions. La situation était si imprévue, si énorme, qu’aucun des deux ne put proférer un mot pendant trente secondes.
S.S. était stupidement fixé sur l’idée que son ex-femme avait gardé une clef de l’appartement, et il ne pouvait penser à rien d’autre. Quand le silence eut atteint l’intensité maximale au-delà de laquelle quelque chose doit nécessairement éclater, il vit avec horreur le duc de Sunderland passer timidement la tête par l’entrebâillement du chambranle alors que, dans son dos, François faisait des signes désespérés et impuissants. Lena fut si saisie qu’elle s’accrocha au bras de son nouveau mari. Ahuri, le duc considérait avec égarement cet homme en pyjama, les cheveux ceints d’un drap froissé, debout sur un lit en désordre jonché de nourriture et de vin renversé, cet homme qu’il s’attendait, de toute évidence, à trouver à l’état de cadavre…
« Voulez-vous boire quelque chose ? »
Ce fut tout ce que Satrapoulos trouva à dire. C’était si gigantesque dans l’absurdité qu’il repartit dans un fou rire, le visage cramoisi, se pliant en deux tout en faisant des gestes d’excuse qui le faisaient redoubler de rire. Lena avait été si violemment bouleversée qu’elle fut la première à craquer. Ce fut d’abord quelque chose de perlé qui vint mourir sur ses lèvres. Puis, un hoquet éclata, annonciateur de la tempête. Mortimer, contaminé à son tour malgré ses efforts pour rester impassible, poussa quelques gloussements avant de se plier en deux lui aussi. Socrate sonna la femme de chambre qui les trouva tous trois écarlates, hurlant, se désignant du doigt les uns les autres sans pouvoir reprendre leur souffle. Le Grec parvint à grand-peine à articuler les trois syllabes du mot « champagne ». Après quoi, pris de convulsions, il fut obligé de s’allonger. Lena, en transes, secouée de spasmes, s’effondra sur le lit et se roula à ses côtés en l’étreignant. Mortimer, affalé sur un fauteuil, son corps d’asperge secoué par des soubresauts, se tapait sur les cuisses en pleurant de rire. La scène de folie dura cinq bonnes minutes. Puis Socrate, qui cherchait à se maîtriser, s’avança vers le duc et lui tendit la main :