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Ces événements avaient eu lieu seize ans plus tôt. Il lui arrivait parfois, lorsque sa Cadillac passait devant le Fin de Mundo, de prier son chauffeur de ralentir, afin de mieux apprécier le chemin parcouru depuis son arrivée en terre portugaise. Aujourd’hui, il vivait dans une résidence sublime jouxtant le terrain de golf. De la fenêtre de son cabinet de travail, il apercevait la mer, giflant éternellement les rochers déchiquetés, en bas des collines douces parsemées de gazon, de mimosas et de glycines au sommet desquelles il avait fait bâtir, sur ses propres plans, sa maison : Arthur était loin, sa roulotte minable aussi. Sa clientèle se composait de rois de tous bords, monarques authentiques, grandes-duchesses en exil permanent, géants de la finance, ténors de la politique mondiale qui ne signaient aucun décret sans le consulter, milliardaires du pétrole, champions de l’industrie lourde. Pour le privilège d’une conversation de trente minutes, certains de ses fidèles n’hésitaient pas à faire des milliers de kilomètres à bord de leur jet privé.

Mario apparut, plutôt inquiet :

« Monsieur Kallenberg est dans le salon.

— Qu’il entre. »

Kalwozyac essaya de se concentrer : peine perdue, il avait trop la frousse de ne pouvoir manœuvrer son tumultueux client. Barbe-Bleue se propulsa dans la pièce, les poings serrés, l’air mauvais. Sans même prendre la peine de saluer, il attaqua avec fureur :

« J’ai perdu des milliards !… C’est de votre faute !

— Monsieur Kallenberg… »

Temporiser, temporiser, le calmer… Mais on n’endigue pas un torrent en crue !

« Taisez-vous !… Vous m’avez roulé !

— Je vous en prie…

— Vous l’avez vu mort ! Est-ce qu’il est mort ? Non ! Il est en pleine forme ! Il rigole avec mon pognon !

— Écoutez-moi !… Je vous avez dit qu’il y avait la mort sur lui, je n’ai pas…

— Vous n’aviez qu’à parler clairement ! Je m’en fous, moi, qu’il ait la mort sur lui, du moment qu’il ne crève pas !

— Je ne voulais pas…

— Il est vivant, hein ?… La preuve !

— Je ne vous dis pas le contraire…

— Je vous ai cru, moi, j’avais confiance !

— Enfin, monsieur Kallenberg, en quoi vous ai-je trompé ?

— En quoi ?… Vous m’avez raconté des conneries, voilà en quoi ! »

Sous la rafale, le Prophète se contentait de hocher la tête, levant parfois les mains en signe d’apaisement. Barbe-Bleue n’était pas le seul adversaire du Grec qu’il intoxiquait savamment en feignant de lui livrer des fausses confidences. Seulement, il le faisait d’une façon si adroite, si floue, qu’il pouvait toujours, par la suite, accuser ses clients d’avoir mal interprété ses propos. La mort du Grec était le premier risque vraiment imparable qu’il avait pris vis-à-vis de Kallenberg. Il amorça une nouvelle tentative de justification :

« Souvenez-vous… Je vous avais dit qu’il courait un grand danger, que la mort… enfin, vous ai-je menti ?

— Il est vivant !… martela Herman avec aigreur et rancune.

— On dirait que vous me le reprochez…

— Oui !

— Monsieur Kallenberg… Je ne peux tout de même pas l’assassiner pour donner raison à mes voyances… Je ne suis pas infaillible.

— Je vous paie assez cher ! »

Le Prophète estima qu’il était temps, pour mieux se défendre, de porter une attaque. Instantanément, il se composa un visage indigné et se leva de son siège :

« Monsieur, cette fois, vous êtes allé trop loin…

— Épargnez-moi votre numéro de fakir outragé !… Ce n’est pas votre fric qui a foutu le camp, c’est le mien ! »

Kalwozyac restait debout.

« À l’avenir, vous ne perdrez plus d’argent par ma faute. Je refuse désormais de vous recevoir.

— Non, sans blague ?… Ce, serait trop facile !… Il va falloir réparer ! »

Malgré la menace exprimée, le Prophète discerna une imperceptible cassure dans le ton de la voix, quelque chose de moins assuré… Il fallait croire que le grand singe avait encore besoin de ses services… Il poussa son avantage :

« Bien entendu, je vais vous rembourser intégralement le montant de toutes vos consultations.

— Ça serait difficile !

— Vous en doutez ? »

Il agita une petite sonnette d’or. Mario passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.

« Mario, mon chéquier. »

Il fallait qu’il soutienne son bluff jusqu’au bout pour s’en sortir sans dommage et ébranler Kallenberg dans ses certitudes.

« Combien ? »

Barbe-Bleue vit qu’il parlait sérieusement. Quand on lui enlevait son arme favorite de la bouche — le mot « combien » — il se sentait en état d’infériorité. Il contint sa rage et, nerveusement, se mit à rire avec un bruit de crécelle rouillée.

« Allons, calmons-nous… »

Le Prophète était toujours dressé comme un grand sorcier indien…

« Asseyez-vous, voyons !… Je n’ai pas voulu vous blesser… Avouez tout de même !… »

Avec réticence, très lentement, le Prophète se rassit.

« Je me moque que vous me remboursiez mes consultations. Mes affaires jouent sur plusieurs centaines de millions. Soyons pratiques ! Nous avons encore beaucoup de choses à accomplir en commun, monsieur Kalwozyac ! »

Les syllabes de son nom dévoilé firent grincer les dents du Prophète. Elles signifiaient « danger ». Quand on les prononçait devant lui, il était nu et sans défense. Il fit front frileusement :

« Vous n’avez plus confiance.

— Je n’ai jamais dit ça ! On s’énerve, on parle, on dit n’importe quoi… Tout le monde peut faire une erreur…

— S’il a survécu, c’est un miracle. Les tarots… »

Les tarots !… Kallenberg songea à ses actions bradées au poids du papier chiffon ! Toutefois, l’attitude de ce charlatan le décontenançait : peut-être était-il sincère ? Un doute subsistait. Oui ou non, Satrapoulos avait-il failli mourir ou sa pseudo-mort n’était-elle qu’une mise en scène ?

« À-t-il vraiment été mourant ?

— Vous en doutez ?… Savez-vous ce qu’indique la faux dans le grand jeu ? »

Herman s’en foutait. Il était furieux que sa fortune, à défaut de sa ligne de chance, dût passer par des pitres pareils. De toute façon, il se vantait volontiers de ne croire ni à Dieu ni au diable, encore moins à ces foutaises d’horoscope et de cartes. C’est donc avec surprise qu’il s’entendit prononcer ces mots qui le laissèrent pantois :

« Au fait, si vous me faites un tour de tarots, parlez-moi de ma femme. Je crois bien que je veux divorcer. »

Il eut un sourire gêné et se mordit les lèvres, furieux d’avoir débité une telle ânerie. Impassible, le Prophète acquiesça avec gravité.

Le Grec reposa ses dossiers et laissa errer son regard fatigué sur les nuages qui défilaient sous les ailes de l’avion. La situation était délicate. À Baran, l’émir faisait des siennes. Depuis cinq ans environ, son autorité morale s’était réellement assise au Proche-Orient et dans le monde arabe. Les événements de Suez n’avaient pas été étrangers à cet accroissement de pouvoir. Grâce à Hadj Thami el-Sadek, qui avait largement puisé dans les caisses de ses pairs, Nasser, bien qu’étrillé sur le terrain par les Israéliens, les Anglais et les Français, avait remporté une victoire politique.