Sommé par l’émir de choisir son camp, Satrapoulos avait embrassé la cause arabe, ce qui lui avait valu d’énormes ponctions dans son capital. Il n’ignorait pas qu’en procédant ainsi il devenait un des rouages du fantastique poker politique qui se jouait sur les rivages du golfe Persique. L’opération tendait à éliminer l’Europe de la Méditerranée au profit des géants américains et soviétiques qui s’y affrontaient en champ clos, à coups de milliards, de livraison d’armes, de déclarations à l’O.N.U., de guerre froide et de barbouzes qui finissaient par ne plus savoir qui étaient leurs amis ou leurs ennemis. Bien entendu, on avait appris, « dans les milieux bien informés », que Satrapoulos — ainsi d’ailleurs que Kallenberg, Médée Mikolofides et quelques autres armateurs grecs de moindre importance, la plupart secrètement soutenus par le Phanar, cette Église orthodoxe qui grignotait peu à peu l’hégémonie du Vatican et dont tour à tour les armateurs étaient les banquiers ou les solliciteurs, avait joué la carte du monde arabe, devenant ainsi l’allié involontaire des Russes. À Washington, le State Department avait juré d’avoir la peau du Grec, commençant à lui faire subir mille brimades dont une nuée d’avocats internationaux s’employait à amortir les effets. Conséquence de la fermeture du canal, les Japonais embauchaient dans leurs chantiers navals pour construire des super-pétroliers qui achemineraient l’or noir par la voie du Cap, le Sud de l’Afrique et les océans, voie royale de Vasco de Gama qui avait fait la fortune du Portugal et de l’Angleterre avant de ruiner l’Égypte et Venise. Jusqu’à présent, la zone du canal avait été décrétée neutre. Ni les guerres ni les révolutions n’avaient pu modifier ce statut, les belligérants de tous bords ayant trop besoin du passage pour acheminer leurs navires ravitailleurs dans leurs ports. Le plus drôle, c’est qu’Anglais et Américains, qui avaient jeté toutes leurs forces pour que le canal ne soit pas fermé, s’étaient battus ensuite pour qu’il le reste, préférant en subir les désastreuses conséquences économiques plutôt que de laisser ouvert aux Soviétiques le chemin de leurs approvisionnements pour le Vietnam. Là encore, échec : les Russes avaient pu réaliser leur rêve millénaire, implanter un empire en Méditerranée dont les bases, en Algérie, en Égypte et en Irak, se peuplaient de « conseillers », d’« experts » en tout genre, de fusées et de radars, sans parler de la menace permanente représentée par la présence chinoise en Albanie. Satrapoulos avait compris bien avant les autres — comprendre plus vite était la base de sa fortune — que Suez échapperait désormais à ceux qui l’avaient construit, les Européens.
Au-delà de la guerre froide que s’y jouaient Soviétiques et Américains, il voyait plus loin encore, sachant parfaitement qu’un jour ou l’autre le pétrole appartiendrait à ceux qui l’avaient sous les pieds. Or, Socrate, bien que Grec de cœur et d’esprit, se sentait citoyen du monde en affaires. À ses yeux, un juif, un Arabe ou même un Turc n’avaient qu’une valeur, celle du marché qu’ils détenaient. À un reporter qui lui demandait : « Quel est le pays que vous préférez ? » il avait répondu : « Celui qui me met le plus à l’abri des taxes et des restrictions commerciales. Bref, un pays qui a le sens des affaires. »
Seulement, en aidant à mort Hadj Thami el-Sadek, il s’était engagé davantage qu’il n’aurait voulu, malgré les bénéfices énormes que lui avait valu cette alliance. Le cartel des grandes compagnies l’accusait de « trahison » — quelle trahison lorsqu’il s’agissait d’argent ? — les Russes se méfiaient de sa puissance, les Américains avaient juré de le couler, ses ex-beau-frère et belle-mère, Kallenberg et Médée Mikolofides, lui tiraient dans les pattes, et l’émir, qu’il avait surtout cru intéressé par l’appât du gain, se prenait au sérieux dans son rôle de leader politique. Dans tout le Proche-Orient, on l’avait baptisé « le Grand Conciliateur » : les Arabes ont de ces métaphores !… Hélas ! ce qu’avait prévu le Grec prenait forme dans la tête de l’émir qui avait adopté le slogan : « Le pétrole arabe aux Arabes. » Malheureusement, pour réaliser ce superbe projet, il ne s’y prenait pas du tout de la façon escomptée par le Grec. Le vieux bouc avait fini par comprendre qu’il pouvait couper le robinet de l’Europe par un moyen très simple : suspendre l’exploitation des puits jusqu’à ce que les chefs d’État crient grâce. Le pétrole était très bien là où il était, il ne s’envolerait pas ! Pendant ce temps, les Occidentaux consommeraient leurs stocks et tireraient la langue pour faire rouler leurs voitures et voler leurs avions. Pendant la guerre des Six Jours, on avait eu un aperçu des conséquences du blocage : des millions d’automobilistes faisant la queue dans les stations-service, suppliant leurs pompistes de leur vendre au noir quelques litres de carburant.
Quant à la mise en exploitation de nouveaux gisements en mer du Nord ou en Alaska — qui n’était pas pour demain ! — elle ferait faire un nouveau bond aux prix de l’or noir. Désormais, el-Sadek n’était plus le loup fanatique, solitaire et craintif de ses débuts. Une cohorte d’universitaires arabes, entraînés aux méandres du droit international dans les meilleures facultés d’Europe et des États-Unis, abondaient dans son sens, arguant que le meilleur placement du monde était de laisser dormir le brut sous le sable où personne ne pourrait venir le chercher. Ils étaient persuadés que bientôt, de gré ou de force, ils réussiraient à éliminer définitivement les grandes compagnies qui avaient mis en valeur les gisements de leur propre sol. Pour l’instant, ce vaste programme était trop prématuré pour convenir au Grec : que transporteraient ses navires si les puits fermaient ? Des poupées ? Il en était arrivé au point où l’argent lui-même n’avait plus tellement d’importance. Fayçal d’Arabie encaissait en moyenne un milliard de dollars par an, versés sous forme de redevances par les compagnies. Ses pairs, les émirs de l’Arabie Saoudite, étaient à peine moins bien lotis.
Quand ils avaient été saturés de Cadillac en or massif et de Rolls-Royce qui roulaient sur des routes de dix kilomètres ne menant nulle part — surgissant du sable, elles s’évanouissaient dans le sable — quand ils furent repus des palais en marbre dallés de mosaïques d’or et peuplés de Nordiques grasses et blondes, quand ils eurent entassé dans de véritables cavernes d’Ali-Baba des tonnes et des tonnes de lingots précieux, vint le jour où ils furent étouffés par leur propre richesse, ne pouvant plus dépenser le centième de ce qu’ils percevaient.
Ils avaient alors continué ce que le Grec avait esquissé pour eux quelques années plus tôt, former des régiments dotés des armes les plus perfectionnées, fusées sol-sol et avions de chasse que les Russes s’étaient fait un plaisir de leur apprendre à piloter. El-Sadek, chef d’orchestre de ce mouvement d’émancipation, touchait sa dîme sur toutes les transactions de cet énorme échange économique : aujourd’hui, cela ne lui suffisait plus. Il voulait avoir l’Occident à ses pieds, le rationner si bon lui semblait, ou lui couper totalement les vivres s’il était mécontent.
Le Grec ôta ses lunettes et les essuya soigneusement : ce n’était pas facile ! L’expérience lui avait appris que les options philosophiques, politiques ou idéologiques finissent toujours par s’assujettir aux réalités économiques : d’un côté, il ne voulait contrarier en rien el-Sadek — il avait fait trop de sacrifices pour devenir son ami — mais de l’autre, il n’ignorait pas que les Américains et les Européens, digérant momentanément la couleuvre, seraient obligés d’en passer, le temps des bilans venu, par les ukases des roitelets du golfe Persique. Il allait donc falloir temporiser avec l’émir et faire la paix avec ses futurs alliés de Washington. Le Prophète lui avait bien recommandé de ne rien brusquer mais de se ménager des amitiés dans le camp opposé.