Il ne fallait pas espérer fléchir le gouvernement américain actuel, braqué et raidi contre lui. En revanche, il comptait beaucoup sur les prochaines élections — elles étaient imminentes — pour retourner la situation en sa faveur. Très largement, il avait arrosé tous les candidats en puissance, sachant bien que l’un d’eux arriverait au poteau et lui renverrait l’ascenseur. En termes d’affaires, ces milliards jetés sur des inconnus — ou presque — s’appellent des investissements à long terme. Paradoxalement, il redoutait l’élection de celui qu’il connaissait le mieux : Scott Baltimore, que les derniers sondages donnaient comme le plus sérieux outsider. Scott était un type carré, qui acceptait sans rien dire ce qu’on fourrait de force dans sa poche, mais ne faisait jamais la moindre promesse. Il ne fallait pas trop compter sur une complaisance de sa part si elle dérangeait sa politique ou, même, bousculait ses principes. Le Grec l’admirait énormément pour son cran, son énergie prodigieuse, sa capacité de travail, son aptitude à prendre des décisions foudroyantes. Un vrai chef. Mais comment manœuvrer un chef ? En outre, le flair de Socrate lui disait qu’il était antipathique au jeune homme. L’amitié que lui portait Peggy n’était sûrement pas étrangère à cet état d’esprit. On peut être génial, on n’est pas protégé de la jalousie pour autant. S’il était élu, deviendrait-il un allié ou un ennemi ? Difficile à prévoir…
Avec el-Sadek, c’était plus facile. S.S. avait en sa possession l’arme absolue susceptible de le faire revenir sur ses positions les plus patriotiques, ce film superbe dont il avait été la vedette involontaire dix ans plus tôt. Toutefois, Socrate préférant la négociation à la guerre, il ne s’en servirait qu’en cas d’extrême danger. Un lampe rouge clignota à la hauteur de ses yeux. Son pilote allait atterrir. Le Grec boucla sa ceinture et jeta un regard au-dessous de lui. Là-bas, sur l’horizontale où la mer finissait, jaillissaient des multitudes de verticales en feu, les puits qui embrasaient le ciel nuit et jour. Passé ce rideau de flammes, il apercevrait la piste au bout de laquelle, comme d’habitude, l’attendrait la Rolls du « Grand Conciliateur ».
Huit jours avant l’élection, la cote de Scott fléchit sans que l’on pût en déterminer la raison. L’amour et la haine, comme le vent, prennent des directions imprévisibles. Dans un premier stade, Baltimore et ses Novateurs s’étaient posés en outsiders des deux partis majoritaires. Au cours de l’impitoyable campagne qui faisait rage depuis des mois, l’opinion publique avait cru se reconnaître et pouvoir s’incarner dans ce grand jeune homme fougueux dont les discours enflammaient les imaginations. La ferveur avait monté vers Scott. Un peu trop vite. Désormais, ses conseillers se demandaient comment la maintenir à son plus haut niveau jusqu’au moment où les bulletins de vote s’empileraient dans les urnes. Quinze jours plus tôt, l’affaire était dans le sac, Scott était élu haut la main. Aujourd’hui, il était toujours favori, certes, mais les rivaux reprenaient du poil de la bête. Pust Belidjan se heurtait à ce casse-tête jour et nuit. Il dit :
« Il faut trouver quelque chose. »
Belidjan était le cerveau du brain-trust. Quand plus personne n’était capable de penser, il pensait pour les autres. Et quand il arrêtait de penser, alors, il trouvait ses meilleures idées. Il pouvait citer par cœur le nombre d’électeurs de chaque État, connaissait par le détail le curriculum vitae de tous les sénateurs depuis les débuts de la Constitution des États-Unis. Il faisait et défaisait les hommes, modelait des chefs d’État, retournait une opinion comme on retourne un gant. Scott l’avait arraché à un très célèbre office de sondages politiques où, nonchalamment, il précédait les enquêteurs dans leur verdict, les ordinateurs dans leurs réponses. Jamais il n’avait eu à s’occuper d’un poulain aussi doué que le jeune Baltimore. Et pourtant il doutait, la mariée était trop belle. À vingt jours des élections, plus rien ne lui paraissait certain. Son flair même ne le rassurait plus : il était trop concerné par le succès de Scott pour être capable de prendre ses distances et avoir le sens du relatif.
« Réfléchissez les mecs. Moi, je fais relâche. »
Les pieds sur la table jonchée de papiers froissés, il ferma les yeux, ce qui ne l’empêcha pas de se servir une bouteille de bière. Fascinés, ses collaborateurs attendaient qu’il en renversât à côté de son verre : pas une goutte. Ils étaient six, l’air crevé, les yeux rougis, le col de leurs chemises blanches largement échancré sur des cravates en tire-bouchon. Depuis des semaines, ils dormaient en moyenne trois heures par nuit, où ils pouvaient, dans des halls de gare, des chambres d’hôtel de bleds perdus, s’affalant sur des lits dont ils ne relevaient même pas la couverture, se rasant en voiture, dans des trains ou des avions, tenant à coups d’amphétamines et de café noir, poursuivant tous ce but commun : porter Scott au pouvoir.
Quand le silence se fut assez prolongé, Pust lança à la cantonade :
« Alors ?… Vous ronflez ou quoi ? »
Harassé, Scott s’était laissé conduire dans la chambre voisine. Ce soir, il faudrait qu’il gagne une autre partie, se montre conquérant, irrésistible. Ce soir…
« Moi je vous dis qu’on va tout perdre !… dit Pust.
— Qu’est-ce que tu veux faire de mieux ? objecta le vieux Trendy, le doyen de la troupe.
— Sais pas. Démerdez-vous.
— Il a déjà tout promis !
— M’en fous ! Trouvez autre chose. Je veux du tout cuit, vous comprenez ? Moi, j’ai bien une idée… »
Tous les visages se tournèrent vers lui d’un seul bloc. En comédien accompli, Pust se déroba :
« Non… Non… C’est imparable mais c’est trop risqué. D’ailleurs, Scott refuserait la combine.
— Parle quoi ! »
Il ne répondit pas directement :
« Ce sont les républicains qui m’emmerdent. L’ordre, la loi, ils rassurent. Si on se fait baiser, ce sera par eux. C’est pas les autres qui m’inquiètent. On a tellement fait de ronds de jambe aux Nègres que pas une de leurs voix ne se reportera sur nous. Liberté, d’accord, c’est facile à crier, mais qui en veut ? On leur a foutu la trouille, voilà la vérité !
— Tu voudrais qu’on fasse machine arrière ? objecta Trendy d’un air soupçonneux.
— À vingt jours du but ? Non, ce serait idiot. Trop tard. Mais on pourrait provoquer quelque chose. Puisqu’on a poussé un peu trop à gauche, faisons le coup d’intox qui nous ramènera vers le centre et appâtera le bourgeois.
— Explique-toi.
— Supposons par exemple que Scott se fasse descendre huit jours avant l’élection… J’ai dit « supposons », crétins ! Pas la peine de me rouler des yeux pareils !… Supposons aussi que le type qui ait attenté à sa vie soit un mec fiché comme un type de gauche, et qu’il avoue… Croyez-vous que les connards du centre ou de la droite hésiteront à voter pour Scott sous prétexte qu’il est trop libéral ?
— Attends, répète… Ne va pas trop vite !
— Tu es sourd ou quoi ? Pour ramener les voix de la gauche, on s’est crevé à faire le tapin sur la gauche, en plein social. Bon. Ça ne plaît pas à certains et ça jette un froid chez les autres. Si un gauchiste essaie de buter Scott, tous ces braves gens auront l’impression que son élection menaçait la gauche. Vous pigez ?