Elle reporta ses yeux sur l’homme :
« Mais, c’est pour longtemps ?… Enfin, je veux dire, on va quitter la maison pendant longtemps ?
— On s’en va, maman ?… demanda Morty avec ravissement.
— Attends une seconde, mon chéri… »
Baden éclata de rire :
« Oui, mon petit garçon ! On s’en va ! On va rejoindre papa ! Tu vas voir, il y a la mer et des tas de trucs amusants ! »
Indécise, Annie essayait de comprendre ce qui arrivait : c’était si rapide !
« Allez, madame Scobb, dépêchons-nous !… La voiture nous attend dehors !
— Monsieur…
— Appelez-moi Johnny, comme tout le monde ! Allez, les garçons, du nerf !… Préparez-moi ces foutus sacs !
— Maman, je peux ?… »
Annie eut une dernière hésitation :
« Oui, Morty, vas-y…
— Youpee !… »
Annie n’avait pas l’habitude de discuter les ordres de Slim : s’il lui demandait de suivre M. Baden, elle n’avait qu’à suivre M. Baden. Elle avait bien envie d’aller prévenir la voisine qui gardait parfois ses enfants, mais l’émissaire de son mari avait l’air si pressé…
« Monsieur, combien de temps m’accordez-vous ?
— Johnny, bon Dieu !… Johnny !… Dix minutes !… Mais pas une de plus, hein !
— Très bien. Je me dépêche. »
Elle prit Louis dans ses bras et alla le porter dans sa chambre, sur son lit. Elle ouvrit une armoire et hocha la tête : son choix serait vite fait ! En tout et pour tout, elle ne possédait qu’une robe ! Par l’entrebâillement, elle aperçut John Baden qui s’était assis dans le fauteuil en rotin, devant la porte. Il mâchait du chewing-gum et avait une expression très sympathique sur le visage.
28
« Tu sais quoi ? Ça va te faire rire ! »
Irène tartina du bout d’un couteau d’argent une noisette de beurre sur un toast. Elle venait de se lever et avait constaté avec surprise qu’Herman l’avait rejointe dans sa chambre. En général, quand il se proposait de la faire rire, la vacherie n’était pas loin. Paradoxalement, elle souhaitait qu’elle éclate, impatiente d’être punie pour le rôle qu’elle avait joué dans la fausse mort de Satrapoulos. Vacherie pour vacherie, c’était de bonne guerre. Chatouillée par un subtil frisson de joie, elle se composa un visage détendu et de bonne humeur. Surtout, ne pas lui montrer qu’elle avait peur, et que cette peur lui était délicieuse…
« Vas-y, mon chéri… Fais-moi rire.
— Je m’en vais.
— Tiens, en effet, c’est drôle…
— Et tu sais pourquoi je m’en vais ?
— Je suppose que tu as envie de partir.
— Exactement.
— Tu t’en vas quand ?
— Ce soir, dès que j’aurai réglé les détails avec mon avocat.
— Tu vas en prison ?
— Au contraire, j’en sors. Je divorce.
— Ah ! bon… Tu devrais peut-être prévenir ta femme ?
— C’est précisément ce que je suis en train de faire. »
Irène mordit à belles dents dans sa tartine. Comme elle sentait une nausée l’envahir, elle adressa un grand sourire jovial à Kallenberg.
« Mais alors, mon chéri, tu es fâché !
— Pas contre toi. Contre moi.
— Oh ! c’est vilain ça ! Et qu’est-ce que tu t’es fait ?
— Je m’en veux d’avoir supporté aussi longtemps une conne de ton acabit.
— Tiens ?…
— D’ailleurs, tu n’y es pour rien, tu es folle. Ta place est dans une maison de santé.
— Mmmm… Tu serais mon infirmier. Tu me caresserais en me passant la camisole… »
Subrepticement, elle laissa tomber trois pilules de tranquillisants dans sa cuillère remplie de confiture de fraises. En général, elle ne prenait sa première dose que vers midi. Mais apparemment, il y avait urgence. Le plus grave, c’était le calme imperturbable de Barbe-Bleue, son imperméabilité à toute ironie, à tout sarcasme.
« Ne cherche pas à m’asticoter Irène, tu n’y arriverais pas. J’aurais dû te tuer l’autre jour, je ne l’ai pas fait parce que tu es cinglée, mais tu es encore plus morte que si je t’avais enterrée il y a dix ans.
— Ça ne t’aurait peut-être pas déplu… La fortune de la bonne femme sans la bonne femme. »
Il enchaîna sans daigner lui répondre :
« Tu comprends bien qu’après ce qui s’est passé, je ne tiens plus à vivre sous le même toit que toi. À la rigueur, je peux supporter la bêtise. Pas la trahison.
— Oh ! le gros mot !…
— Continue à faire le pitre, on verra bien qui rigolera en dernier !
— Alors mon petit chéri veut sa liberté ?… Tu as déjà jeté ton choix sur une pouffiasse ?
— Oui.
— Est-ce que je la connais ?
— Très bien.
— Puis-je savoir son nom ?
— Ta sœur. »
Irène ne comprit pas tout de suite — peut-être ne voulait-elle pas comprendre. Outre ses nausées qui avaient gagné en intensité, elle percevait maintenant le rythme fou de son cœur qui galopait dans sa poitrine. Elle fit un effort terrible pour ne pas montrer sa panique, s’efforçant de barrer le passage aux deux mots que sa conscience refusait. D’une voix presque normale :
« Qui as-tu dit ?
— Lena, ta petite sœur préférée, la perle de la famille.
— Non, c’est trop drôle !
— Arrête de beurrer des tartines ! Il y en a déjà douze sur la table. Tu vas les manger toutes ? »
Elle hurla :
« J’en beurrerai autant que je voudrai ! »
Herman jubila : cette fois, elle était touchée ! Il avait renversé les rôles ! Il susurra d’un ton doucereux :
« Très bien, ma chérie… très bien… Beurre, beurre donc ! Entraîne-toi, tu vas avoir du temps libre… »
Irène perdit tout contrôle :
« Et tu crois que je vais avaler ça ? Tu t’imagines que tu vas me plaquer pour ma conne de sœur ? Ah !… Attends que maman soit prévenue !… Je vais lui téléphoner tout de suite !
— Vas-y, mon amour, ne te gêne pas… Le téléphone, ça te connaît… Tu aurais dû faire carrière comme demoiselle des postes… Tu aurais pu semer la merde dans tout un circuit, espionner tout le monde…
— Herman… C’est vrai ?
— Tout ce qu’il y a de plus vrai. Après tout, tu peux toujours te faire épouser par ton ex-beau-frère. Après l’aide précieuse que tu lui as apportée, il voudra peut-être s’embarrasser d’une garce comme toi ?
— Salaud !… Salaud !… Salaud !… »
Elle saisit une soucoupe pour la lui lancer en plein visage. Au vol, il lui attrapa le bras et le broya méchamment dans ses battoirs :
« Irène, Irène !… Comme tu es nerveuse ! Allons, calme-toi !… Si tu es gentille, je t’inviterai à mes noces… Lena est d’accord. C’est qu’elle t’aime, ta petite sœur !
— Salaud ! Ordure !… Nos enfants !
— Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas à t’en occuper !… Lena et moi avons décidé de les prendre avec nous. »
De sa main libre, elle lança une attaque vers ses yeux. Là encore, elle fut bloquée dans son mouvement. D’une seule main, Barbe-Bleue lui emprisonna les deux poignets. De l’autre, calmement, il lui assena une lourde gifle sur les lèvres :
« Calme-toi, chérie… Tu vois ce que tu m’obliges à faire ?… »
Irène se mit à gigoter frénétiquement, gémissant, la bave à la bouche, suffoquée. Brusquement, elle parvint à se libérer, lui échappa, fit deux pas vers la porte et s’écroula de tout son haut. Raide. Kallenberg s’approcha d’elle, méfiant. Quand il fut certain que son évanouissement n’était pas un simulacre, il lui balança un coup de pied dans le ventre :