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— Hé ! une Guiness ! », dit Slim au barman.

Philly était soufflé : il ne lui avait même pas arraché une réaction. Il jeta deux pièces sur le comptoir et glissa à Scobb :

« Tiens-toi prêt ! »

Puis, il s’éloigna vers la cabine. Sa place fut immédiatement occupée par deux garçons qui bousculèrent Slim pour s’installer. Il ne les vit pas. Lentement, il tourna la tête et observa le type mettre des jetons dans l’appareil. Puis, la porte vitrée fut obturée par son dos et ses épaules. Tétanisé, Slim réfléchissait à toute allure… Si jamais c’était vrai ! Il les tuerait tous ! Il en ferait un carnage ! Mais qui ?… L’espace d’un éclair, ses yeux rencontrèrent ceux du type qui s’était retourné dans sa direction. Il comprit que le moment était venu. Nonchalamment, il se dirigea à son tour vers le téléphone. Quand l’autre l’aperçut, il laissa l’appareil décroché et sortit de la cabine.

En tremblant légèrement, Slim s’empara du récepteur…

« Allô ? »

Ses mains étaient si moites que l’ébonite lui glissait des doigts… Une voix d’homme…

« Reste en ligne, ne quitte pas. Dans un instant, je vais te passer quelqu’un que tu connais bien… En attendant, je te conseille de ne pas oublier ce qu’on vient de te dire : c’est lui ou ta famille… »

Pendant une seconde, il n’y eut plus rien, puis la voix d’Annie :

« Slim…

— Où tu es, nom de dieu ?… », gronda-t-il…

Elle répéta :

« Slim…

— Annie, c’est vrai ?…

— Oh ! Slim !… »

Et il entendit, avec la même netteté que si elle avait été près de lui, un sanglot sourd lui déchirer la gorge… Les pleurs s’éloignèrent. Voix de l’homme…

« Ça y est, tu es fixé ?… Écoute-moi bien. Si tout se passe comme on te l’a dit, dans deux heures elle sera de retour à la maison, et tes gosses aussi. Maintenant, à toi de choisir, tu es prévenu ! »

Slim se raidit pour prononcer ces trois mots qui ne voulaient pas lui sortir de la bouche :

« Qui me prouve…

— Rien ! Mais réfléchis, tu as pas le choix. Qu’est-ce que tu veux qu’on en foute, de ta famille ? Tu crois qu’on a envie d’ouvrir une garderie ? Dès que tu auras agi, on les relâche. Parole de… »

Au bout du fil, l’autre ne trouvait pas la conclusion de sa phrase : parole de quoi ?

« Et puis, merde, tu as qu’à me croire ! Après tout, ça dépend de toi ! »

On raccrocha. Slim ne se décidait pas à lâcher le récepteur, comme s’il y avait eu encore une chance qu’Annie pût lui parler. Il sortit de la cabine sans remettre l’appareil sur sa fourche, jeta un billet sur le bar, quitta la salle et se dirigea vers le Vieux Carré, les jambes flageolantes.

Tout le long du parcours, les murailles n’étaient qu’un immense panneau de propagande. Les rues de La Nouvelle-Orléans répétaient à l’infini les deux mêmes visages et les deux mêmes noms : Scott et Peggy Baltimore.

Il y avait trois sortes d’affiches. Celles où Scott était seul, en gros plan, souriant de toutes ses dents, qu’il avait très blanches. Légende : Pour que ça change… imprimé en haut du panneau, sur les cheveux de l’intéressé. En bas, au niveau de son nœud de cravate, Scott Baltimore. Sur les autres, en pied, cheveux au vent et robe claire, la silhouette de Peggy. En grosses lettres, Peggy, en plus petites, we want you, et en énormes, for président, de telle sorte que l’œil, dans une première vision, embrassait d’abord la formule Peggy… for président, ne percevant le we want you qu’au prix d’un regard plus attentif. Sur la dernière, Scott et Peggy, tendrement enlacés, les yeux fixés sur l’avenir, c’est-à-dire les passants. Slogan : Scott et Peggy Baltimore… Les plus jeunes présidents de l’histoire des États-Unis.

« Ça te plaît ? »

La voiture était découverte et glissait lentement entre deux haies humaines qui applaudissaient. Scott et Peggy, debout à l’arrière, faisaient des signes amicaux et chaleureux en réponse à l’ovation qui montait vers eux. À force de garder les lèvres largement ouvertes sur un sourire radieux, la jeune femme sentait des crampes douloureuses lui crisper les muscles zygomatiques. Sans cesser de sourire, elle dit à Scott :

« J’en ai marre de ce cirque… J’ai envie de me gratter au milieu du dos.

— Et moi de faire pipi. Tu vois, aucun des deux ne peut aider l’autre. Patience… »

Tout en parlant, Scott nouait ses deux mains au-dessus de sa tête en un geste vainqueur. Peggy avait beau se refuser à l’avouer, elle était snobée par cette ferveur populaire qui jaillissait vers son mari. Elle s’imaginait avoir vécu l’expérience de la foule lorsqu’elle avait gagné des concours hippiques, mais l’enthousiasme politique n’avait aucune mesure avec les bravos discrets des amateurs de jumping. Elle savait pourtant comment on fabrique un surhomme, elle avait parfois assisté avec ennui et résignation aux préparatifs de la campagne, protestant lorsqu’on lui affirmait qu’elle aurait un rôle à y jouer si elle désirait que Scott soit élu. À entendre Pust Belidjan, cerveau de l’organisation — Peggy ne pouvait pas le voir en peinture, elle le trouvait « commun » — il était même nécessaire que leurs deux enfants, Michael et Christopher, quatre et trois ans, participent à l’exhibitionnisme ambiant. Peggy s’y était farouchement opposée. Scott lui-même n’avait pas osé insister. Peggy le regarda du coin de l’œil : il était vraiment magnifique, image de la jeunesse triomphante, bronzé, sain, décidé, beau, sympathique. Avec amertume, elle pensa que pas un de ses amants ne lui arrivait à la cheville. Pourquoi n’était-il pas arrivé à concilier ses ambitions et l’amour qu’il avait éprouvé pour elle ? Elle fut soudain jalouse des marques de passion anonyme que Scott soulevait sur son passage. Elle comprit qu’elle tenait encore à lui parce que, de toute éternité, il était destiné à être le premier. Elle lui prit la main doucement et le regarda à l’instant précis où la limousine faisait son entrée dans le Vieux Carré. Un peu surpris — il avait dû la menacer pour qu’elle l’accompagne — il lui rendit son regard. Et son sourire. La voiture effectua un demi-tour pour venir se ranger devant le perron du Royal Orléans. Malgré les hurlements de joie des badauds, Scott et Peggy ne se quittaient pas des yeux, comprenant que tout était encore possible, s’expliquant, se pardonnant, se faisant des promesses, se jurant mille choses silencieuses avec ces mots idiots et nécessaires que l’on n’ose jamais prononcer et qui passent dans le regard, à défaut des lèvres. Une seconde et tout fut dit, qui avait été inexprimable.

C’est alors que la première balle fit exploser le pare-brise.

La Menelas commençait à avoir réellement peur. Et si Socrate ne venait pas la rechercher ? Elle était acagnardée sur le sable, y traçant du bout des doigts des dessins vagues. Quand elle avait vu l’hélicoptère disparaître, elle avait cru à un bluff passager, certaine qu’il allait faire demi-tour pour la reprendre. Mais le silence avait succédé au silence, l’inquiétude à la colère, la panique à l’inquiétude. Des pensées bizarres lui traversaient l’esprit, comme celles qu’on doit pouvoir éprouver lorsqu’on va mourir, des lambeaux de passé, des fragments de salles pleines qui l’applaudissaient, des visages d’hommes, celui de l’Américain farfelu qui lui avait fait découvrir la musique et le petit mur de pierres sèches à l’ombre duquel elle passait des heures, à Corfou, quand elle voulait s’isoler et se faire croire qu’elle était définitivement seule, unique survivante d’une humanité disparue. Mais en ce temps-là, quand elle avait réussi à se faire peur, il lui suffisait de franchir le mur pour apercevoir sa maison et faire s’évanouir le sortilège.