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Sur cet îlot, il n’y avait ni mur, ni maison, ni personne. Elle était aussi seule qu’on peut l’être dans un cercueil. Pour se donner du courage, quand elle avait senti ses nerfs flancher, elle avait hurlé à pleins poumons. Unique résultat, les chèvres s’étaient éloignées sur leur rocher. Elle avait eu envie de les caresser et était partie à leur poursuite sans pouvoir les approcher à moins de cinquante mètres, s’écorchant les pieds dans la rocaille. À un moment, elle s’était appuyée sur un énorme cactus pelé et avait manqué défaillir. Collée au tronc, une autre branche verdâtre, rugueuse comme de l’écorcé, hérissée d’aspérités. Au bout de la branche, deux yeux à demi recouverts par une lourde paupière et prolongés par une langue mince et fourchue : un iguane. Alertée, elle avait évité de s’approcher des autres cactus dont chacun semblait servir de refuge à des familles entières d’iguanes dont certains mesuraient plus d’un mètre. Ils se confondaient si totalement avec le végétal qui les portait qu’il était impossible de les repérer à première vue. Frissonnante, elle était retournée sur la plage, cette plage qui lui avait paru déserte et qui se peuplait maintenant de crabes monstrueux et craintifs. L’eau si claire semblait elle aussi parcourue de frémissements qui témoignaient d’une vie sous-marine intense. Elle imagina les plus gros poissons dévorant les plus petits, loi éternelle et abominable de la nature. Alors, elle se mit à pleurer, sachant très bien qu’elle ne survivrait pas à une nuit d’épouvante passée dans ce faux paradis.

Un bruit très discret la tira de sa torpeur et fit bondir son cœur dans sa poitrine… Un ronflement de moteur, chaud et rassurant, qui s’amplifia bientôt. Elle scruta le ciel nerveusement jusqu’à ce que ses yeux embués de larmes aperçoivent un point noir qui se rapprochait et qu’elle ne quitta plus du regard sauf pour consulter sa montre : il y avait plus de quatre heures qu’elle vivait mille morts. Réaction à sa peur, elle fut envahie par une bouffée d’agressivité qui le disputait à son soulagement. Elle ne comprit pas tout de suite : curieusement, le point s’était divisé en deux parties qui se superposaient, se chevauchant l’une l’autre. À mesure que la vision se précisait, la Menelas en distinguait les deux fragments avec plus de précision. Celui du dessous était nettement plus petit. Elle y était… L’appareil charriait sous son ventre une énorme masse noire qui se balançait au bout d’un câble. Maintenant, elle distinguait dans la carlingue les deux silhouettes de Satrapoulos et de Jeff. Eux aussi devaient la voir. Malgré son angoisse rétrospective, elle poussa la coquetterie jusqu’à ne leur faire aucun signe malgré l’envie dévorante de hurler, d’applaudir, de battre des bras. Elle allait leur montrer qu’elle n’était pas une femmelette, qu’il lui était indifférent qu’on revienne la chercher plus tôt ou plus tard et qu’après tout elle était très bien où elle était et pouvait se passer d’eux. Elle feignit donc de jouer avec des coquillages, restant sagement assise dans une pose étudiée, exactement comme si cet hélicoptère ne tournait pas au-dessus de sa tête et… Bon Dieu ! Il s’éloignait ! Elle se dressa d’un bond et se mit à hurler. Dans un fracas, l’appareil survolait la plage sans ralentir. Huit cents mètres plus loin, il s’immobilisa à dix mètres d’altitude et entreprit de descendre centimètre par centimètre, lentement, jusqu’à ce que l’objet incongru qu’il portait sous ses flancs touche terre. Plus qu’elle ne le vit, elle devina qu’on larguait un filin. Elle commençait à courir comme une folle lorsque l’hélicoptère, libéré de son fardeau, se catapulta dans l’espace et reprit la direction du nord : ce n’était pas possible, « il » ne pouvait pas lui faire ça… Grinçant des dents, elle reprit sa course avec la sensation que ses muscles luttaient contre un milieu liquide… Arrivée à cinquante mètres du gigantesque colis, elle s’arrêta, interdite, brisée : le salaud avait parachuté son piano ! Elle éclata d’un rire nerveux qui se mêla à des larmes… La plus célèbre pianiste du monde perdue dans une île déserte des Caraïbes, seule avec son Beechstein ! Car c’est un Beechstein ! À ses pieds, un petit paquet contenant des lainages, du vin, des fruits et des conserves. Elle eut envie de vomir. Chancelante, elle s’appuya de la main sur le bois en acajou sombre de l’instrument. Par réflexe beaucoup plus que par logique, elle fit glisser le câble d’acier de la queue du piano, en souleva le couvercle et effleura les touches. Dans cette immensité, elles rendirent un son parfaitement inhabituel, presque grêle. Sur le sable, elle vit l’enveloppe. Elle la décacheta et lut :

Gœthe s’est isolé six mois sur une île pour comprendre Spinoza. La Menelas tiendra bien trois ou quatre jours sur la sienne pour approfondir les subtilités de Chopin. Bonne solitude. SOCRATE.

Tout en pleurant, la « panthère » entreprit distraitement d’éplucher une banane.

Slim était agenouillé dans le bureau, devant la fenêtre. Les bières qu’il avait bues inondaient sa chemise. La peur lui nouait l’estomac. À force de tenir son regard rivé sur cette marée de têtes, ses yeux lui jouaient des tours, refusant d’accommoder, faisant danser de brèves zébrures multicolores sur un fond devenu brusquement noir ou pourpre. La sueur n’arrangeait rien. Pour la dixième fois, il essuya la frange de gouttelettes moites que ne retenaient plus ses sourcils. Il se força à ne plus regarder à l’extérieur et fit pivoter ses globes oculaires à plusieurs reprises vers la gauche — classeur métallique, chaise en acier chromé, pendule murale — et vers la droite — bureau gris clair, une vieille machine à écrire, deux autres chaises et une affichette montrant une fille splendide, la bouche humide, contemplant d’un air gourmand et sensuel une bouteille de Coca-Cola.

Il posa sa carabine sur le sol recouvert de linoléum beige et fit de grands moulinets avec ses bras. Après quoi, il sautilla rapidement sur place jusqu’à ce que les fourmis disparaissent de ses jambes. Seize heures… Maintenant, c’était une question de secondes. Il s’agenouilla à nouveau devant son observatoire. Il avait en enfilade l’avenue où allait apparaître la voiture de Baltimore. Mentalement, il en avait reconnu le trajet, s’installant dans des positions diverses, étudiant tous les angles de tir, essayant de se concentrer sur ce qu’il avait à faire pour ne plus penser à cette idée obsédante, Annie et ses enfants aux mains de salopards qui allaient les descendre de toute façon, quoi qu’il fasse. À travers la lunette de son fusil, il avait isolé des visages dans cette masse mouvante formée de milliers de gens, espérant reconnaître la sale gueule du type qui l’avait abordé, et la faire sauter d’un coup de flingue entre les deux yeux.

En arrivant dans le bureau, il s’était senti paralysé, incapable de prendre une décision. Nul ne pouvait l’aider. Il était trop tard pour mettre la main sur Trendy et l’informer de ce qui venait d’arriver. Et même, qu’aurait-il pu faire ? Que lui aurait-il dit ? Il avait été payé pour accomplir un travail. On avait enlevé les siens pour qu’il agisse en sens contraire de ce qu’on lui avait demandé. Quoi qu’il décide, il était piégé. S’il tuait Baltimore, il aurait beau invoquer la maladresse ou n’importe quoi, il savait que Trendy ne pardonnerait pas : on lui ferait la peau. S’il le ratait, les autres massacreraient sa femme et ses gosses. Il ne savait plus…