Il y eut un brouhaha sur la place. Slim se raidit. Là-bas, arrivant à petite vitesse, le cortège formé de plusieurs motards précédant une colonne de voitures semblant guider vers lui une longue limousine noire décapotable dans laquelle il distinguait deux silhouettes dressées et saluant de la main. Il épaula sa carabine, la crosse bien nichée dans le creux de son épaule, la joue humide appuyée sur le métal chaud. Il régla sa visée et regarda alternativement dans la lunette les visages de Scott et de Peggy. Même à cette distance, il n’aurait manqué aucun d’eux s’il avait tiré. Maintenant, les motards pénétraient sur la place. Du bout de son fusil, Slim ne lâchait plus la voiture du futur président. Il la vit amorcer une courbe large pour venir se ranger devant le Royal Orléans. Déjà, le maire de la ville descendait les premières marches du perron pour se porter à la rencontre de ses hôtes. Trois mètres encore et la Cadillac allait s’arrêter. Alors, Slim s’aperçut que Baltimore et sa femme se regardaient intensément, comme s’ils avaient été seuls en cette seconde. Avec le rapprochement de la lunette, il les voyait d’aussi près que s’ils avaient été tout contre lui. Graves tous deux, se racontant des yeux une histoire muette, une histoire d’amour. Oui, c’était ça, ils se disaient une histoire d’amour, le mari et la femme, jeunes, riches, invulnérables, tout-puissants…
« Annie… Annie… » articula Slim d’une voix rauque.
Presque sans y penser, son doigt caressa un peu plus fort la détente, lui imprimant un mouvement latéral infime, un millimètre peut-être. Le coup partit, pulvérisant le pare-brise.
« Annie, Annie !… Salauds ! »
Slim écrasa la détente. En point de mire, il avait la tête de Scott dont l’expression, après le premier coup de feu, s’était instantanément muée en une stupéfaction incrédule. Le front de Baltimore s’étoila de rouge et Slim vit nettement le sang gicler de la terrifiante blessure. Puis, Baltimore s’affaissa lentement tandis que Peggy, la bouche ouverte pour un cri immense que Scobb n’entendit pas, se jetait sur son corps et l’étreignait, le regard rivé à sa tête fracassée. Slim se leva vivement, démonta son arme en un éclair et l’enfouit dans un sac de sports, une espèce de housse en plastique destinée à du matériel de golf. Il ouvrit la porte du bureau, marcha d’une allure normale dans le couloir où se précipitaient des employés dont nul ne lui accorda le moindre regard. Il enfila l’escalier de service, dépassa le rez-de-chaussée et s’enfonça jusqu’au deuxième sous-sol. Il avait parfaitement le plan des caves en mémoire. Trois portes à franchir et il se trouverait dans un immeuble donnant sur Bourbon Street. Trendy lui avait remis trois clefs pour les ouvrir. Elles cliquetaient dans la poche de son pantalon et, à leur seul relief, il pouvait identifier celle qui ouvrirait chacune des portes… Désormais, Annie et les enfants avaient peut-être une chance infime de s’en tirer. Quant à lui, à la vie et à la mort, il serait un homme traqué, condamné. Où qu’il soit, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, il devrait se maintenir en état d’alerte, dormir d’un œil, manger sans plaisir, exister la trouille au ventre. Pourtant, il avait décidé de ne pas céder au chantage, il n’avait pas voulu tuer Scott Baltimore. Jusqu’à la dernière seconde. C’est en les voyant s’aimer que son doigt s’était crispé, devenant autonome, indépendant, agissant à sa place, ses nerfs prenant leur revanche sur sa volonté.
Au bout de l’immense couloir, il vit la première porte. Il se débarrassa du sac contenant la carabine en le jetant par-dessus le vantail d’une cave. Il pressa le pas tout en sortant de sa poche la clef numéro un. Il en introduisit l’extrémité dans le pêne : ce n’était pas la bonne… Il essaya la seconde : elle n’entra pas non plus. D’un revers du bras, il essuya la sueur qui l’aveuglait et tenta d’enfoncer la troisième dans la serrure : rien à faire !… Aucune des clefs ne correspondait… On s’était foutu de sa gueule, il était coincé comme un rat ! Il fit demi-tour et se mit à courir comme un fou dans ce couloir de cauchemar, s’attendant à chaque instant à se trouver nez à nez avec un tueur chargé de le descendre. Si Trendy l’empêchait de prendre la fuite, ce n’était certainement pas pour lui laisser la vie. Il se maudit de l’avoir cru et d’avoir obéi à ses ordres : pourquoi s’était-il débarrassé aussi vite de son arme ? Il accéléra encore. Sa seule chance était d’arriver à son point de départ avant que les autres se soient organisés. S’ils l’attendaient là-haut, il lui était encore possible de leur échapper à la faveur de la confusion et de la panique. Il déboucha au pied de l’escalier, grimpa les marches quatre à quatre et se retrouva au rez-de-chaussée encombré par une foule de gens qui vociféraient.
« Hé là !… Où allez-vous ? »
Un cordon de flics barrait la porte d’entrée. Stupidement, Slim fit volte-face pour regagner l’escalier qu’il venait de quitter — et dont il savait pourtant qu’il se terminait en cul-de-sac. Plusieurs types en civil lui barrèrent le passage. L’un d’eux lui accrocha le bras. Désespérément, Slim essaya de se dégager. Deux autres lui tombèrent dessus…
« C’est lui ! »
Une grappe de flics se rua sur lui. Entravé, les bras tordus dans le dos, il fit quelques pas, le corps penché en avant à quarante-cinq degrés, poussé, tiré, il ne savait plus, affolé, en état second, sa chemise déchirée, soûlé de coups. Puis il se raidit sous l’effet d’un épouvantable électrochoc : parmi les visages tourbillonnants dans une valse folle, il aperçut celui de Trendy qui semblait pousser un homme en avant. Les yeux de Slim se portèrent sur le bras droit de l’homme, sur sa main : elle était vide. La mort partit de la main gauche. Trois balles groupées dont l’impact se situa en dessous de l’estomac.
« Salaud !… Salaud ! Il a assassiné le futur président ! »
Tous les visages haineux basculèrent soudain dans un soleil d’un blanc absolu. Pour son ultime seconde de conscience, Slim Scobb vit le type qui l’avait tué jouer des coudes, se frayer un passage dans la foule et disparaître.
Quand Jeff reprit de l’altitude après avoir déposé le piano, le Grec eut une espèce de remords : la leçon n’était-elle pas trop dure pour la Menelas ? Il la voyait courir, silhouette fragile, pâle et minuscule sur cette langue de sable noir où il avait décidé de la laisser croupir huit jours avant de revenir la prendre. Il faillit dire au pilote de rebrousser chemin et arrêter là la plaisanterie. Mais Jeff eut un mot malheureux :
« Patron… »
Il regardait S.S. d’un air de reproche, suppliant presque.
« Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? aboya le Grec.
— Ne croyez-vous pas que… »
Du coup, Socrate se durcit, bien décidé à jouer son personnage d’offensé jusqu’au bout.
« De quoi te mêles-tu ? Pilote, c’est tout ! »
Jeff hocha douloureusement la tête, très chien battu qui n’en peut mais le Grec se renfrogna et se força à ne plus penser à ce qu’il venait de faire. Et si elle était malade ? Et si elle se suicidait ? C’était un risque à courir. Il fallait lui montrer qui était le maître ! Elle l’avait humilié deux fois devant des membres de son personnel, deux fois de trop !
« Patron ! »
Exaspéré, S.S. se jura incontinent de vider ce crétin qui se croyait obligé de faire du zèle. Pourtant, quelque chose à son ton lui dit que Jeff venait d’apprendre une nouvelle grave. Il avait les écouteurs radio sur les oreilles. Il s’en débarrassa et les tendit au Grec. À travers le bruit du moteur, il entendit une voix nasillarde et bouleversée rapporter un événement incroyable : on venait d’assassiner Scott Baltimore ! Le speaker précisait d’une voix hachée comment s’était déroulé le meurtre. Le Grec arracha les écouteurs :