« D’où tu captes ça ?
— Miami.
— Retourne !
— Au bateau ?
— À l’île ! »
Jeff effectua un long virage glissé et mit cap au sud. Dix minutes plus tard, ils étaient à nouveau au-dessus de l’île. Le Grec aperçut la Menelas, minuscule, comme écrasée par la masse du piano. Elle faisait des gestes immenses vers le ciel. Paradoxalement, il fut submergé par une vague de tendresse. Quand l’appareil se posa à cinquante mètres d’elle, elle se précipita pour y grimper. Socrate lui tendit la main. Elle n’eut pas un regard pour le Beechstein qu’on laissait sur place. Il vit, qu’elle avait pleuré, qu’elle se retenait encore pour ne pas le faire. Malgré la chaleur, elle semblait avoir froid et se pelotonnait sur son siège avec les gestes rabougris et craintifs qu’ont les rescapés des catastrophes. Elle ne prononça pas un mot, lui non plus. À un moment, sans le regarder, elle lui prit la main et la serra. Il lui rendit sa pression et articula doucement :
« On vient d’assassiner Scott Baltimore. »
Ce fut tout. En arrivant sur le yacht, le Grec rédigea immédiatement un câble adressé à Peggy Baltimore :
Bouleversé par l’affreuse nouvelle. Pense à vous de toutes mes forces et avec tout mon cœur. En tout et pour tout, me tiens très humblement à votre totale disposition. Socrate.
Deux heures plus tard, alors qu’il réfléchissait, il eut le choc de sa vie : Kirillis lui apportait une réponse à son message ! Elle était signée « Peggy » et il dut la relire à trois reprises en tremblant un peu :
Merci. Me sens horriblement perdue et seule. Vous verrai aux obsèques.
QUATRIÈME PARTIE
29
« Maintenant, regardez-moi bien dans les yeux… Votre regard devient lourd… lourd… Vos jambes pèsent une tonne… Vos bras sont lourds… lourds… extrêmement lourds… Tout votre corps se fait lourd, devient lourd… lourd… Vous avez envie de fermer les yeux parce qu’ils sont lourds… Trop lourds pour vos paupières… Mais résistez… Ne les fermez pas encore… Essayez de les garder ouverts… Pourtant, vos paupières sont lourdes comme du plomb… Vous avez du plomb sur les paupières… Vous allez dormir… dormir… Ça y est… Vos paupières lourdes comme du plomb se ferment… Il vous est impossible de ne pas dormir… Impossible… Vos yeux sont fermés… Vos paupières sont rivés l’une à l’autre… Ne bougez plus ! Vous ne pourrez pas les décoller avant que je vous en donne l’ordre !… Maintenant, vous allez vous lever et vous asseoir sur cette chaise…
— Je dois toujours garder les yeux fermés ? »
Le médecin eut un soupir d’exaspération :
« Écoutez… Vous ne m’aidez pas beaucoup ! »
Tout l’agaçait dans cet étrange client. Son anonymat d’abord, qui allait à l’encontre des règles de la profession exigeant que chaque patient décline son nom et donne son adresse. Seulement, ce type était-il un patient ? Dix jours plus tôt, le docteur Schwobb avait reçu un appel d’un confrère éminent, le professeur Herbert, l’un des rares cardiologues new-yorkais à avoir sa clinique privée en étage dans la 5e Avenue :
« Un de mes amis voudrait s’initier aux secrets de l’hypnose. Pourriez-vous l’éclairer ? »
Schwobb, perplexe, s’apprêtait à répondre qu’il n’enseignait pas quand l’autre avait ajouté :
« Bien entendu, je sais combien votre temps est précieux. Mon ami l’évalue à cinq cents dollars la séance. Si cela vous paraît trop peu, n’hésitez pas à le lui dire : il est prêt à payer n’importe quoi pour bénéficier de vos conseils. »
Ahuri par l’importance de la somme, Schwobb avait balbutié :
« Mais… Professeur… Votre ami est-il médecin ?… »
Herbert avait gloussé de joie :
« Cher ami, s’il l’était, pensez-vous qu’il aurait les moyens de vous verser de tels honoraires ? »
Ils étaient convenus d’un rendez-vous pour le mystérieux « ami » et, depuis ce jour, le petit homme en alpaga noir, tiré à quatre épingles, arrivait ponctuellement dans le cabinet du docteur à dix heures du matin. Dès la première séance, Schwobb avait tenu à mettre les choses au point :
« L’hypnose est une thérapeutique et, comme telle, elle est dangereuse. Avant de commencer quoi que ce soit, je voudrais savoir à quel usage vous destinez les connaissances que vous désirez acquérir. »
Très simplement, l’autre avait répondu :
« C’est pour une femme.
— Vous voulez enseigner l’hypnose à une femme ?
— Pas du tout. Je voudrais séduire une femme grâce à l’hypnose. »
Schwobb avait senti les bras lui en tomber :
« Mais monsieur !… »
Il aurait voulu lui dire qu’il n’était pas un spécialiste du courrier du cœur, mais un médecin pratiquant : M. Smith — tel était en tout cas le nom que Herbert lui avait fourni — ne lui en avait pas laissé le temps :
« Peut-être n’êtes-vous pas d’accord sur le montant de vos honoraires ? Voyons… Le professeur Herbert m’a bien parlé de mille dollars la séance ? »
Vaincu par cet irrésistible argument, Schwobb avait rétorqué :
« Très bien, commençons tout de suite. »
Après tout, l’argent ne courait pas les rues, et, en dehors des chirurgiens esthétiques et des cardiologues mondains, qui pouvait se vanter de pratiquer à de tels tarifs ? Maintenant, il regrettait presque d’avoir accepté ce pactole. Pour que son client assimile parfaitement l’essence même de l’hypnose, Schwobb, à plusieurs reprises, avait tenté de l’endormir : rien à faire ! Une force inadmissible émanant de sa personne avait vite prouvé au praticien que son client était rebelle à toute forme de persuasion : à aucun moment, il n’avait pu provoquer le plus petit début de transe. Une seconde personnalité semblait veiller en lui, suppléant à le première malgré son évidente bonne volonté de se prêter à l’expérience. L’idée avait même effleuré Schwobb que ce type était un spécialiste, que son collègue Herbert avait voulu le mystifier, lui faire une mauvaise blague. Pourtant, des blagues à ce prix-là… À la fin de chaque séance, l’élève tendait à son maître, discrètement plié dans la paume de sa main, un billet de mille dollars. Ce billet, aujourd’hui, Schwobb ne pouvait plus l’accepter. Après huit tentatives vaines, il décida d’avouer franchement son échec :
« Écoutez… Il faut que je vous dise… Je renonce. »
Smith leva sur lui des yeux étonnés :
« Pourquoi ?
— Je n’ai aucun pouvoir sur vous.
— Mais docteur… vous inversez les rôles. Je ne suis pas là pour que vous m’endormiez, mais pour que vous m’appreniez à endormir les autres. Enfin… l’autre… De combien de leçons ai-je encore besoin pour arriver à ce résultat ? »
Schwobb eut un geste d’impuissance :
« Entre nous, monsieur… Smith… Pensez-vous que vous ayez réellement besoin des secours de l’hypnose pour séduire qui que ce soit ?
— Si cela n’était pas, docteur, que ferais-je ici ? »
Schwobb se racla la gorge :
« Vous avez pourtant une remarquable force intérieure.
— En certaines occasions, disons… professionnelles, c’est possible. Mais dans ma vie privée… »