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Le toubib eut un imperceptible sourire : son patient n’avait pas l’air d’avoir compris que la richesse de la vie privée était complètement assujettie à la fortune. Comment pouvait-on paraître si puissant et perdre son temps à de tels enfantillages ? D’une voix douce :

« Si je comprends bien, vous voulez obliger, grâce à l’hypnose, une femme à vous aimer ?

— Ne rêvons pas ! Ce que j’attends de vous, c’est que vous me donniez quelque chose dans le regard qui l’oblige à me voir, qui la force à poser les yeux sur moi. C’est tout ce que je demande. Le reste, j’en fais mon affaire. »

Schwobb s’abîma dans un silence. Ce désarroi avoué le regonflait, lui rendait vis-à-vis de son bizarre élève une partie de l’assurance qu’il avait perdue à son contact. D’un ton plus ferme, il lança :

« Parfait ! Eh bien, nous allons parer au plus pressé ! Je vais vous donner quelques trucs pratiques qui vous rendront maître de la situation… »

L’autre leva un doigt interrogateur. Coupé dans son envolée, Schwobb fut obligé de s’interrompre :

« Oui ?… Je vous écoute… dit-il avec agacement.

— N’oubliez pas que si elle ne me voit pas…

— Je sais… Je sais ! Enfin, vous n’avez pas six ans ! Il y a tellement de choses à faire pour capter l’attention !

— La sienne est déjà très sollicitée.

— Allons ! Vous savez très bien que vous n’avez jamais rien essayé. Ne me dites pas que si vous lui passez devant avec un régime de bananes sur la tête, elle ne vous verra pas ! »

Schwobb gloussa tout seul de sa plaisanterie : l’autre resta de marbre.

« Écoutez cher ami, je suis certain que vous n’aurez pas à vous donner autant de peine. Ça ira tout seul ! Il n’y a pas que les yeux qui comptent, il y a la voix, l’intonation, les gestes ! Franchement, entre hommes, qu’attendez-vous d’elle ? Souhaitez-vous l’épouser ? »

Le Grec eut un ricanement désabusé :

« Non. Personne ne l’épousera jamais…

— Vous voulez peut-être en faire votre maîtresse ?

— Même pas. Je n’en demande pas tant… Une amie, rien qu’une amie. »

Schwobb eut une moue discrètement peinée :

« Je ne voudrais pas être indiscret, mais… Avez-vous des problèmes d’ordre sexuel ? »

Satrapoulos éclata de rire sans retenue :

« Non, docteur, non !… Excusez-moi… Je ne crois pas que vous puissiez comprendre… »

Pourquoi lui aurait-il expliqué qu’il avait un désir dévorant de conquérir la femme la plus célèbre des États-Unis ? Et comment lui faire avaler que la personne en question le figeait, comme si l’idée même de faire l’amour avec elle eût été incestueuse ? Oui, c’était exactement ça ! Il n’imaginait pas sans gêne que l’idole pût descendre de son piédestal pour s’allonger dans un lit à ses côtés. Quand cette image l’effleurait, il avait beau la repousser de toutes ses forces, elle le plongeait néanmoins dans un intense sentiment de culpabilité. Un peu comme si on lui avait proposé de coucher avec sa propre mère.

Mais pourquoi, merde ! Pourquoi ?

Il avait bien changé, Fast. Lena ne tenait pas trop à approfondir en quoi, car cette métamorphose lui était plutôt déplaisante. Le hippie farouche qu’elle avait connu cinq ans plus tôt était toujours aussi inquiétant, et superbe que jadis. Seulement, ses préoccupations n’étaient plus les mêmes. Maintenant, il avait des soucis d’argent. Non qu’il en fût privé, ce qu’il avait supporté avec décontraction dans le passé, mais parce qu’il s’était soudain découvert une rage de posséder qui le jetait dans de folles dépenses. Grâce à Lena, qui l’avait couvé, fait connaître et imposé, les toiles de Fast figuraient dans plusieurs musées et étaient la fierté des collectionneurs d’avant-garde. En fait, le mot « toile » n’était pas exact. Fast avait fait exploser la peinture. Il avait dynamité graphisme et couleurs, ces deux mamelles flasques, en leur conférant cette fameuse troisième dimension que les pauvres besogneux du passé, Piero Della Francesca, par exemple, n’avaient réussi à introduire dans leurs œuvres que par cette ruse misérable, la perspective. Fast, lui, avait réellement apporté à l’art de tous les temps l’élément qui lui manquait pour qu’il prenne vie : la profondeur. Il n’était pas question d’accrocher ses trouvailles sur des murs mais de leur faire occuper un espace et un volume dans un lieu privilégié. À New York, sa première exposition avait fait se pâmer tous les esthètes. Dans une salle vaguement éclairée par une lumière bleutée, il avait placé un vieux lit métallique au sommier crevé, récupéré dans une décharge publique d’Istanbul. Sur le lit, un drap froissé et souillé de taches suspectes. Au centre de ces taches, un jet de sang séché et brunâtre… mais pas n’importe lequel. Le catalogue précisait dans une description dithyrambique : Ce sang a une histoire douloureuse : c’est celui des menstrues d’une jeune femme liée à la vie de l’artiste, mais dont, par un souci de pudeur bien compréhensible, il se refuse à livrer le nom. L’ensemble, lit souillé et sang de menstrues, était intitulé : Fin de partie. La critique, soufflée, n’avait pu qu’admirer. L’un de ses plus célèbres représentants, par crainte d’être pris de vitesse, avait même écrit : Fast, cet inconnu qui va plus loin que Rembrandt.

Sur cette lancée superbe, Fast avait enchaîné œuvre sur œuvre, emportant les ultimes réticences par une dernière composition époustouflante : dans un verre de Murano en forme de bec, des centaines de rognures d’ongles. Titre : Les femmes que j’ai aimées, et, en sous-titre, Unguibus et rostro. Rapidement, Lena avait été dépassée par le succès de son amant et protégé. Il condescendait parfois à la rencontrer à New York, où il avait transformé en atelier un immense hangar des docks, acheté à prix d’or — par Lena — à une compagnie maritime. Quand elle était en Europe, elle le mitraillait de coups de téléphone, l’implorant de venir la rejoindre, lui envoyant des billets d’avion pour Paris où l’appartement de la rue de la Faisanderie, qu’elle avait conservé après sa rupture avec Marc, était jonché d’œuvres mineures qu’elle avait arrachées à son génie à coups de millions — Fast prétendait que, pour aimer une création, il faut la payer très cher.

Effectivement, Lena avait payé très cher tout ce qui lui venait de lui. Son coup de foudre pour le jeune homme avait été sanctionné par deux divorces, dont l’un au moins, par sa rapidité, faisait figure de classique dans les annales de la séparation. Après avoir quitté Mortimer et renoncé à son titre de duchesse de Sunderland, Lena s’était retrouvée dans les bras de son propre beau-frère. Sans transition. Désemparée, elle avait accepté son invitation de se rendre à Portofino à bord du Vagrant. Le lendemain même de son arrivée, Barbe-Bleue l’y rejoignait, la retrouvait dans sa chambre et la possédait comme une brute qui a déjà attendu trop longtemps. Cueillie à froid — si l’on peut dire — Lena n’avait envie de rien sinon de se laisser ballotter par les événements. Autant pour agacer sa sœur que défier S.S. ou montrer à Mortimer qu’il serait remplacé très vite, elle accepta la proposition d’Herman qui maintenait son offre : l’épouser. Kallenberg avait fait hâter les procédures par lesquelles il allait mettre Irène au rancart et devenir le mari de Lena. L’opération présentait pour lui un double avantage : il échangeait une femme usée pour une épouse neuve sans pour autant changer de belle-mère — ce qui arrangeait bien ses affaires à de nombreux égards. En outre, sa vanité était satisfaite : il chaussait les pantoufles de son ennemi héréditaire, le Grec.