Выбрать главу

« Tu vas parler, oui ou non ?… »

Le Grec se décolla de ses songes voluptueux et devint le témoin atterré et incrédule d’un enchaînement fatal de phrases qu’il se mit à prononcer sans les avoir pensées consciemment, exactement comme si quelqu’un d’autre avait parlé à sa place. Cela commença par trois mots sans importance jetés négligemment, avec une moue :

« C’est dommage…

— Qu’est-ce qui est dommage ?… Que tu reçoives des putes ici quand je m’échine au bout du monde pour gagner ma vie ?

— Pas ça non… Tu vois, tu me fais des reproches injustifiées le soir même où j’allais t’annoncer quelque chose d’important…

— Accouche, menteur !

— Je voulais te demander ta main.

— Ma main ?… Pauvre petit personnage ! Qui t’a fait croire que j’allais te la donner ? »

Au lieu d’en rester là, de faire machine arrière toute, le Grec en remit, s’empêtra, insista — toujours cet « autre » qui parlait pour lui… D’un air déconfit, il bredouilla :

« Comment ?… Tu refuses ?

— Oui !… Je crève déjà d’être ta maîtresse, alors ta femme !… Tu t’imagines peut-être que tu es un cadeau, que tu vas me faire plaisir, que tu veux me dédommager de tout ce que tu m’as fait endurer ?… Eh bien, non ! J’en veux pas ! »

Le Grec se servit un verre de whisky : elle lui fit voler le flacon des mains.

« Ce n’est pas moi qui suis venue te chercher ! Tu m’as enlevée à un mari qui m’aimait, tu m’as exposée à la haine de ta famille, tes enfants se sont foutus de ma gueule !

— Je leur ai parlé.

— C’est faux ! Tu as fermé ta grande gueule de menteur, voilà ce que tu as fait ! »

Socrate coinçait de plus en plus frénétiquement sa gencive ouverte entre ses dents. Il en avait marre, brusquement !

« C’est toi qui vas la fermer ! C’est toi le trou du cul ! Je suis trop bien pour une conne comme toi ! Tu es tout juste bonne à te branler sur Chopin !

— Chopin, il t’emmerde ! Tu as jamais été foutu de le comprendre ! Tu n’es bon que pour les additions et les pouffiasses !

— Pouffiasse toi-même ! »

Elle se rua sur lui et le saisit à la gorge :

« Répète ça !… Répète ! »

Ne pouvant se dégager, il lui porta une prise au cou qui les amena nez contre nez, luttant et crachant de colère. À demi asphyxié, le Grec parvint à s’arracher à l’étreinte de la Menelas. Il hurla, dans le mouvement même qui chassait l’air de ses poumons :

« Tu vas m’épouser, connasse ! Dis, tu vas m’épouser !

— Oui, salaud ! Oui ! Oui ! Oui !… » hurla-t-elle en écho.

Abasourdis l’un et l’autre, ils se regardèrent, soufflant comme des locomotives, hagards, décoiffés. Puis, doucement, la Menelas se mit à pleurer. À grand-peine, le Grec retint ses larmes, à la fois bouleversé, furieux, soulagé. Maintenant, elle lui lapait la joue à petits coups de langue rapide, balbutiant :

« Quand mon amour ?… Quand ?…

— Dans un mois jour pour jour, à Londres. Tu veux ?

— Oui, mon amour, oui… Tout ce que tu veux… »

Elle arracha les boutons de sa chemise, lui pinça la pointe des seins, frotta son ventre contre le sien et chuta sur la moquette où elle l’entraîna. À demi étouffé, il sourit :

« Les domestiques ?

— Merde ! Merde ! Merde ! Tu vas voir, salaud ! Tu vas en baver !… »

Elle grondait d’une voix rauque tout en l’enlaçant et bientôt, plus rien n’exista.

« Pourquoi a-t-il fallu que je tombe amoureuse de toi ? Tu pourrais être mon fils !

— Il aurait fallu que tu soies fille mère.

— Non, Achille, ça me fait peur… J’ai trente-cinq ans. Je ne m’en cache pas tu sais…

— Moi aussi, j’aurai trente-cinq ans.

— Oui, attends… dans dix-sept ans… Dommage qu’on ne les ait pas ensemble.

— Ça ne collerait pas. Je serais trop vieux pour toi.

— Parfois, je me demande… Je me pose des questions… C’est trop bête !… On s’en fout ! »

Joan était superbe. Elle avait une extraordinaire crinière d’un roux sombre qui lui tombait jusqu’au bas des reins quand elle la dénouait. Le jeu favori d’Achille, lorsqu’elle était nue, était de lui en recouvrir les fesses. Il était fou d’elle et n’aurait jamais cru possible qu’un bonheur semblable puisse lui échoir. Il l’avait rencontrée deux ans plus tôt et avait été ravagé par un prodigieux coup de foudre. Au début, elle ne l’avait pas pris au sérieux quand, surmontant sa timidité, il s’était enhardi à lui adresser la parole et lui faire une cour enfantine qui l’avait bouleversée. Pour la troisième fois, Joan venait de divorcer, et, selon son expression, de huit cent mille bœufs. Son mari était le plus riche propriétaire de bétail d’Argentine. Et probablement le spécimen le plus ennuyeux de tout son cheptel. Par mimétisme, il en était arrivé à ressembler aux bêtes qui le faisaient vivre. Il ne mangeait pas, il broutait. Il ne parlait pas, il émettait des meuglements monocordes. Joan l’avait renvoyé à ses verts pâturages, en prélevant au passage quelques milliers d’hectares en guise de pension alimentaire. Au début, Achille l’avait amusée. Il était plaisant de voir un aussi jeune garçon vous suivre à la trace. Saint-Moritz, la Côte d’Azur, les Bahamas, Acapulco, partout où elle allait, elle le trouvait sur place. Évidemment, elle n’ignorait pas qu’il était le fils de Satrapoulos qu’elle connaissait pour l’avoir rencontré à Portofino. Elle n’aimait pas le Grec qu’elle trouvait sournois, ni ses amis, ni son ex-beau-frère, Kallenberg, qui s’était conduit avec elle comme un mufle sous prétexte de rendre hommage à sa beauté.

Puis, un soir, elle avait cédé aux avances d’Achille. Et s’était retrouvée piégée. Ce garçon qui n’avait rien de remarquable avait fait preuve d’une technique que les pseudo-séducteurs patentés auraient pu lui envier. Dans la vie, c’était encore un enfant, dans les affaires, un homme, au lit, un dieu. Joan avait entamé une aventure dans laquelle elle s’était jetée à corps perdu, persuadée chaque jour qu’elle se terminerait le lendemain. Mais l’enchantement durait. Aujourd’hui, c’était horrible : elle était amoureuse !

« Si j’étais raisonnable, je devrais ne plus jamais te revoir… dit-elle.

— Tu as envie d’être raisonnable ?

— Non.

— Embrasse-moi. »

Elle avança son visage près du sien…

« Ne bouge pas… »

Ils n’en avaient nul besoin, mais ils raffinaient. Ils pouvaient rester dix minutes bouche ouverte contre bouche ouverte, se frôlant, s’effleurant, langue contre langue, retardant au maximum le baiser dont Joan, depuis qu’elle avait rencontré Achille, avait retrouvé toute la signification, un rite lent et préparatoire qui ouvrait les portes à un épanouissement total, démesuré.

« Joan… Tu sais quoi ?

— Dis-moi…

— Je vais t’épouser.

— Tu n’es même pas majeur.

— J’attendrai. Et toi, tu peux attendre ?

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Rien. Ne parle plus. »

Il roula sur elle.

Le lendemain de son orageuse demande en mariage, le Grec devait connaître l’une des plus belles peurs de sa vie. Il s’était rendu au Bourget pour y rencontrer, entre deux avions, le directeur d’une société pétrolière balkanique qui arrivait de Moscou et repartait pour l’Afrique. Pendant près d’une heure, ils avaient bavardé sur les possibilités de collaboration directe avec les Soviétiques qui ne possédaient pas de matériel de raffinage perfectionné. Non sans humour, le Grec estimait que si sa politique au Proche-Orient lui valait la haine des Américains, fatalement, elle pourrait lui amener des débouchés chez les Russes.