— C’est mon affaire ! C’est à vous que je m’adresse, pas à lui ! Je pensais que vous seriez la première à ne pas vouloir compromettre son avenir ! Je vous préviens que si votre liaison continue, je lui coupe les vivres ! Vous n’aurez pas un sou ! »
Joan le dévisagea d’un air suave :
« Monsieur Satrapoulos… Y a-t-il quoi que ce soit, dans votre passé ou votre vie actuelle, qui vous autorise à me donner des leçons ? Vérité pour vérité, sachez que vous êtes tellement racorni que certaines choses vous passent par-dessus la tête. Croyez-vous réellement que je sois intéressée ?
— Je ne veux pas le savoir ! Je refuse qu’Achille fasse sa vie avec une vieille !
— Merci. Maintenant, vous pouvez sortir.
— Je ne sortirai pas tant que…
— Tant que quoi ?
— Tant que vous ne m’aurez pas promis… Tenez… — il sortit un carnet de chèques de sa poche — Je vais vous signer un chèque en blanc… Je vous donne ma parole d’honneur que personne n’en saura jamais rien ! Vous pouvez écrire le chiffre que vous voudrez, n’importe quoi pourvu que vous disparaissiez ! »
Il lui tendait le petit rectangle bleuté sur lequel il avait rageusement écrasé sa signature.
« Voilà ! Prenez-le ! »
Il le lui mit de force dans la main. Elle le garda. Puis, d’une voix très calme :
« Adieu, monsieur. »
Le Grec inclina la tête, tourna les talons et prit la porte. Il appela l’ascenseur qui ne vint pas, dévala à pied les cinq étages. Il allait arriver au rez-de-chaussée quand la voix de Joan le stoppa.
« S’il vous plaît ! »
Il leva la tête et l’aperçut tout là-haut, minuscule, comme enveloppée dans la cascade de ses cheveux fauves. Elle lança un petit paquet dans la cage de l’escalier. Il le ramassa. C’était son chèque, lesté d’une pièce de monnaie. Il le déplia : là où auraient dû se trouver des chiffres et des lettres, au-dessus de sa signature, il vit une multitude de petits cœurs dessinés au rouge à lèvres. Sur un ton plein de colère, il l’entendit ajouter :
« Vous êtes dégueulasse ! Ne revenez jamais plus ! »
Elle claqua sa porte. Il resta immobile sur le palier. C’était la première fois de sa vie qu’on lui renvoyait un de ses chèques à la gueule. Il s’en souviendrait, de son voyage à Vienne !
Peggy trouvait idiot et rétrograde de réciter un bénédicité sous prétexte qu’on allait grignoter trois feuilles de laitue. En Europe, même dans les familles bien pensantes, on ne s’embarrassait pas de semblables simagrées ! Elle était encore tout éblouie par son voyage en Grèce et à Paris. De temps en temps, elle caressait la pierre fantastique que lui avait offert le Grec. Elle n’osait pas la montrer et la cachait sous les plis d’un chemisier qui lui emprisonnait le cou, à l’ancienne mode. Subitement, la gueule de sa grand-mère la déprimait. En bout de table, quand elle avait marmonné sa prière avant de déplier sa serviette, elle avait évoqué pour Peggy une espèce de vautour momifié et dangereux. Il faut dire que la vie de Virginia, la reine mère du clan Baltimore, s’était passée soit à accoucher, soit à soigner son mari, élever ses enfants et enterrer les morts de sa très nombreuse progéniture. Elle en avait gardé sur le visage une expression définitivement figée, granitique et insensible. Quel contraste avec l’insouciance un peu folle de Satrapoulos !
Le dîner se déroulait dans la résidence d’été de la Nouvelle-Angleterre, pas très loin de Providence. De l’herbe, des chevaux, des arbres roux en toute saison, des écureuils en liberté, des barrières blanches et des poules dont Virginia ne laissait à personne le soin d’aller récupérer et comptabiliser les œufs. Ce qu’il y avait de terrible, dans cette famille, c’était l’impression accablante que chacun de ses membres pouvait indifféremment prendre le relais des défaillants et des disparus pour mettre ses pas dans les mêmes traces. Scott avait été assassiné cinq ans plus tôt : Peggy s’était retrouvée veuve alors qu’elle s’apprêtait à divorcer. « Les enfants… », lui avait-on dit. En fermant les yeux, en écoutant seulement ce qui se disait à table, elle avait la sensation douloureuse que rien jamais n’avait changé, qu’il n’y avait pas eu mort d’homme. Peter et Stephan avaient pris la succession de Scott dans la course au pouvoir. C’étaient les mêmes conversations que jadis, les mêmes projets, les mêmes astuces consacrés à l’éternel sujet, la politique.
« À quoi penses-tu ? demanda Stephan.
— À mon avenir… répondit Peggy distraitement.
— Ah ! Tu vois ça comment ?
— Loin d’ici. »
En bout de table, la momie Virginia leva un œil lourd.
« New York ?
— Non.
— Washington ?
— Non.
— Où ça alors ?
— Ailleurs. L’Europe souvent, l’Amérique de temps en temps. »
La momie souleva sa deuxième paupière.
« Fais voir le truc que tu as autour du cou !… », pria Peter.
Peggy déboutonna le haut de son chemisier et montra la pierre en forme de poire.
« Qui t’a donné ça ?
— Un ami. Socrate Satrapoulos. »
Le silence qui suivit cette bombe fut terrifiant. Chacun feignit de s’intéresser passionnément à ce qu’il avait dans son assiette, la reine mère y comprise. Peggy se demanda si elle n’aurait pas mieux fait de se taire. Dans la famille, le Grec était depuis toujours considéré comme un pourrisseur de l’Amérique, incarnation malsaine de la veulerie levantine, et comme un ennemi personnel de chacun de ses membres. Peu importait que la route de Scott, un instant, eût croisé la sienne, on préférait oublier qu’il avait participé au financement de sa campagne. Mais nul n’avait pu supporter l’idée qu’il put entretenir des relations avec Peggy. Prôner les rapports fraternels avec des nègres, ce n’est qu’une vue de l’esprit, un slogan passager, un mauvais moment nécessaire pour atteindre certains buts. Mais adresser la parole à un Grec sans motif électoral, c’était encore plus dégradant. Et accepter un cadeau de ce singe !… C’est alors que Peggy laissa tomber sa seconde charge de dynamite :
« Je crois que je vais l’épouser. »
Précipitamment, Virginia porta la main à ses lèvres afin que la nourriture qu’elle mastiquait de ses superbes dents en céramique ne jaillisse pas sur la table. Stephan et Peter échangèrent un regard incrédule. La momie se ressaisit et se racla bruyamment la gorge. À cet instant, Peggy comprit qu’elle n’avait jamais été considérée comme un membre du clan, mais comme sa prisonnière à perpétuité.
« Est-ce que mon mariage est une bonne chose ?
— Avec qui ?
— Vous le savez bien, avec la Menelas.
— C’est ce que vous m’avez dit, oui. Mais les cartes me disent autre chose.
— Cartes ou pas, je ne reculerai pas. Je me marie !
— Qui vous dit le contraire ?
— Alors, quoi ?
— Vous vous mariez, c’est certain, mais peut-être pas avec qui vous croyez. »
Interloqué, le Grec observa attentivement le Prophète : que voulait-il dire ? Il ne rajeunissait pas… Se trompait-il dans ses voyances ? Un instant, l’idée l’effleura qu’il avait pu devenir gâteux. Pourtant, le passé parlait en sa faveur. Presque rien qu’il n’eût prédit et qui ne soit arrivé. Satrapoulos avala sa salive :
« Que voulez-vous dire ?
— Moi ?… Rien… Mais « elles » — il désignait les cartes — ne semblent pas d’accord avec vos projets. Tirez-en sept dans le paquet, comme les sept lettres de votre prénom. Je vais couvrir votre jeu… »