Il étala les petits rectangles de carton sur une mosaïque de figures rouges et noires, cœur, carreau, trèfle, pique. Dans l’air, flottait un parfum d’eucalyptus et de mimosas qui envahissait le bureau par la fenêtre ouverte. En silence, il examina attentivement les nouvelles configurations. Le Grec ne pipait pas, sachant très bien qu’il devait attendre l’oracle sans impatience. Le Prophète reprit :
« Écoutez… »
Et il se replongea à nouveau dans son examen minutieux…
« Écoutez… Actuellement, vous êtes « porté ». Ce qui signifie que votre volonté a très peu d’influence dans le déroulement de votre destin… Vous croyez vouloir, vous croyez pouvoir, mais les événements en décident autrement…
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Rien, justement. Faites tout ce que vous avez décidé, vous verrez bien. Le destin n’est pas dans votre main.
— C’est mauvais ?
— Qui dit ça ? Il décide pour vous au contraire, c’est plutôt reposant !
— Tout dépend de ce qu’il décide.
— Jusqu’à présent, vous n’avez pas eu à vous plaindre.
— Qu’entendez-vous par « vous allez vous marier, mais pas avec qui vous croyez » ? Je vais rompre mon mariage ?
— Écoutez-moi… Pour une fois, je ne vais pas tout vous dire. Sachez que vous avez sur vous la marque du destin, que c’est une bonne chose et que l’avenir vous surprendra.
— En bien ?
— Vous verrez, ayez confiance. Je peux simplement vous révéler que ce que vous avez vécu jusqu’à présent n’était rien en comparaison de ce que vous allez vivre. Vous savez très bien que si le moindre danger vous menaçait, je vous préviendrais afin que vous puissiez vous en protéger. Ce n’est pas le cas.
— Vous ne pouvez pas me donner plus de précisions ?
— Je le pourrais, mais je ne le veux pas. Il y a des instants où les possibilités apparaissent si extraordinaires qu’elles en deviennent fragiles. Même mon intervention risquerait d’en changer le cours. Je ne veux pas prendre ce risque.
— Vous m’intriguez…
— Il ne faut pas forcer le destin. »
Oubliant l’endroit où il se trouvait et ce qu’il était venu y faire, le Grec ajouta naïvement, dans un superbe mouvement de menton :
« Vous auriez pu m’en dire davantage vous savez… Je ne suis pas superstitieux. »
32
Dans le passé, aucun artiste n’était jamais allé aussi loin et, à l’avenir, nul autre ne pourrait aller plus loin. Certains avaient exposé des tombereaux d’immondices, d’autres, comme Yves Klein, « Yves le monochrome », d’immenses surfaces plates recouvertes de la même couleur, bleu ou blanc, rouge ou vert, orange ou jaune. Les plus audacieux n’avaient pas hésité à supprimer radicalement la toile proprement dite, offrant à leurs admirateurs de contempler le cadre vide où aurait dû être emprisonnée leur œuvre. « Vous comprenez, disaient-ils, le créateur ne vous impose plus rien désormais. À l’intérieur de cet espace sans structure, puisqu’il symbolise une absence, votre imagination peut élaborer l’œuvre de son choix. » Un Yougoslave inspiré et légèrement entretenu par une veuve brésilienne avait exposé à Munich un miroir encadré d’or. Les visiteurs de la galerie présentant l’objet pouvaient lire sur la notice explicative rédigée en quatre langues : Il s’agit d’une compositions parfaite vous renvoyant à votre propre perfection. Un balayeur avait cassé le miroir — bien involontairement — et les assureurs avaient dû payer une fortune.
Mais Fast avait trouvé mieux. Fast avait eu l’idée absolue : maintenant, il s’exposait lui-même. Nu. Lena en était gênée. À Rome, l’affaire avait fait beaucoup de bruit et provoqué deux descentes de police qui avaient recouvert l’artiste d’une couverture. Toute la gauche s’était emparée du scandale et l’exploitait aux cris répétés de « Liberté ! » pendant que la droite, soutenue ouvertement par la Nonciature, qui avait l’approbation secrète du Vatican, exigeait que l’on jette hors la Ville éternelle cette provocation pornographique.
Depuis trois jours, tel Siméon le Stylite, Fast se tenait debout sur une espèce de colonne prise dans le faisceau d’un projecteur rougeâtre. La colonne, mue par un moteur électrique, pivotait sur elle-même à un rythme lent et régulier, montrant le génie sous tous ses angles à une foule d’amateurs passionnés, des femmes surtout, qui avaient les attributs de Fast à la hauteur de leurs yeux. Lena se mordait les lèvres, jalouse à en mourir mais préférant contrôler les entrées sur place que d’abandonner son amant aux convoitises de toutes ces garces italiennes.
La galerie fermait à huit heures. Fast, qui avait stoïquement passé six heures d’affilée dans une immobilité absolue, se ruait alors dans les toilettes et pissait avant toute chose dans un lavabo. Après quoi, il se rhabillait et, avec Lena, partait parader dans les restaurants et les boîtes « in » de la via Veneto. Lena avait tout tenté pour le persuader de renoncer à son projet. Fast lui avait ri au nez :
« Si tu m’aimais un peu, au lieu de dire des conneries, tu te foutrais à poil avec moi. Je t’exposerais aussi. Je t’intitulerais Femme de l’artiste et à la fermeture, on irait pisser ensemble ! »
Il était comme ça, Fast !
Ce fut la dernière protestation d’Achille, une farce dont la puérilité même prouvait qu’il s’était résigné à voir la Menelas devenir la seconde femme de son père. Il en parla à Maria qui haussa les épaules :
« Oui, c’est drôle… Mais si tu crois que ça va l’empêcher de l’épouser… »
Le Grec s’amusait souvent à jouer les cinéastes amateurs. Il aimait filmer les endroits, les objets et les êtres qu’il aimait. À la fin d’un déjeuner, à Serpentella, il avait enregistré sur sa caméra portative l’expression épanouie de la Menelas, l’air buté d’Achille et de Maria, et ce paysage de roches, de mer et de ciel dont il raffolait.
On le demanda au téléphone de Tokyo. Il abandonna son matériel et se rendit à son bureau. Quand il revint à table, il déclara qu’il devait partir pour Londres le soir même. Le lendemain, dans son appartement d’Athènes, Achille convoqua une amie mannequin de son état et peu avare de ses formes. Il la filma nue, en gros plans, fesses et seins à l’air, les dernières images la représentant de face, bras tendus amoureusement vers la personne qui tenait l’objectif. La nuit venue, Achille remit en place la caméra paternelle. À son retour, Satrapoulos voulut utiliser le restant du rouleau. Là encore, il profita de l’exceptionnelle lumière d’un après-midi pour tourner son sujet favori : la Menelas, de face, de profil, de dos, sur les côtés, en plan américain, vue par-dessous et par en haut. Assez fier de ses talents de metteur en scène, il demanda à son chauffeur d’aller faire développer la bobine d’urgence. On la lui rapporta dans le courant de la soirée. Après le dîner, comme souvent, il invita les convives à se rendre dans la salle de cinéma pour y admirer son œuvre. Il y avait là un chirurgien du cœur et sa femme, le ministre grec des Transports, un amoureux transi de Maria et l’agent de change new-yorkais de Socrate. La Menelas s’installa au premier rang.
Il y eut des gloussements amusés dès que les premières images défilèrent. La Menelas riait le plus fort, rassurée sur son avenir immédiat et ravie de se voir aussi mince. Achille et Maria s’étaient discrètement assis au quatrième rang des fauteuils, près de la porte.
« Quel appétit ! dit le Grec… Regardez-la ! C’est comme ça qu’elle va me dévorer ! »