Jeu classique entre acquéreurs et vendeurs qu’illustrait parfaitement la chanson folklorique française : Je te tiens… Tu me tiens… Par la barbichette…
À neuf heures précises, les Australiens faisaient leur entrée dans le salon, un peu gauches et intimidés par le luxe raffiné de la pièce, les Rubens et le Tintoret discrètement mis en valeur par des projecteurs. La Menelas, toute à sa joie, les accueillit comme s’ils avaient été de vieux amis de la famille, masquant sa réprobation devant leurs costumes de parvenus, épaules trop larges, pantalons trop étroits, couleurs trop voyantes. D’ailleurs, dans leur groupe, tout était « trop » : ils étaient trop grands ou trop petits, trop gros ou trop maigres, dépareillés comme pour un sketch de comique troupier. Seulement, ces pantins pesaient vingt millions de dollars. La Menelas en compta huit qui s’inclinèrent lourdement devant elle : même aux antipodes, les barbares étaient au courant de sa gloire. Pendant que deux maîtres d’hôtel servaient le whisky, ils se tortillaient sur le bord de leur fragile chaise Louis XV et la Menelas pariait avec elle-même que les plus gros briseraient la leur avant de passer à table. Le Grec déployait ce charme célèbre qui lui avait valu la moitié de sa fortune allant de l’un à l’autre, plaisantant, flattant, mettant en condition ses futures victimes. Quand cette bizarre assemblée eut vidé deux bouteilles de scotch, un majordome en gants blancs vint annoncer que Madame était servie. On s’assit autour de la longue table rectangulaire dont les cristaux resplendissaient sous le grand lustre.
« Puisque vous êtes en France, j’ai voulu que vous ayez un dîner typiquement français… » minauda la Menelas alors que deux maîtres d’hôtel déposaient avec une certaine brusquerie une soupière en vieux limoges. Le Grec, qui avait l’œil à tout, le remarqua et se promit de tancer Mme Norbert qui avait essayé de lui casser les pieds les jours précédents avec ses salades domestiques.
« J’espère que vous aimez la bisque de homard… » demanda la Menelas à la cantonade.
Bien sûr, tout le monde l’aimait, ils en raffolaient même. Le Grec aiguilla la conversation sur le « beau pays » de ses hôtes, évitant soigneusement de faire la moindre allusion à l’affaire qui les avait amenés là. Il était placé en bout de table, la Menelas lui faisait face et les Australiens, quatre par quatre, se partageaient les deux côtés latéraux. Tous calquaient leurs gestes sur ceux de leur hôtesse, un peu perdus dans cette avalanche de couverts dont la multiplicité les laissait perplexes. Ils auraient préféré de très loin manger avec leurs doigts — et le Grec aussi. Socrate avait prévu comme tactique de les abreuver avec des mélanges de vins. Surtout les laisser venir… Quand ils seraient à moitié ivres, il attendrait encore qu’ils fassent le premier pas et abordent eux-mêmes le sujet qui leur tenait au cœur. Au moment des alcools, il porterait l’estocade, jetterait ses chiffres sur un air négligent, rirait de ceux qu’on lui proposerait et signerait en trois minutes, d’un air de dupe contrariée et surprise, au plus bas prix. En attendant, le potage était terminé depuis belle lurette et aucun maître d’hôtel n’apparaissait à l’horizon. Le Grec jeta un regard furtif et agacé à la Menelas. Elle appuya du bout du pied sur le bouton placé sous la table. Malgré le raffut infernal que devait faire la sonnerie dans les cuisines, la suite n’arriva toujours pas… Elle attendit deux minutes encore et se leva, s’excusant d’un sourire auprès de ses invités. Socrate relança la conversation et profita de son absence pour en raconter une bien bonne :
« C’est un Australien… Excusez-moi, mais ce n’est pas de ma faute si votre virilité est proverbiale dans le monde… Un Australien donc, qui propose à une Américaine de l’emmener chez lui prendre un verre… Pour quoi faire ? demanda-t-elle. Il répond : « Je vous ferai des choses qu’on ne vous a encore jamais faites. » Elle dit : « Quoi par exemple ? » Il dit : « Je vous lécherai le nombril. » Elle répond : « Mais on m’a déjà léché le nombril des douzaines de fois ! » (à cet endroit de l’histoire, certains des invités se mirent à rire… Le Grec passa à la chute)… Alors, le type répond : « De l’intérieur ? »
Les visages se figèrent dans une concentration douloureuse. Le Grec répéta : « De l’intérieur, vous vous rendez compte ! » Et il se tapa sur les cuisses. Après un instant d’hésitation, les autres firent chorus avec d’autant plus de puissance qu’ils n’y avaient rien compris. Subrepticement, Satrapoulos jetait les yeux en direction de la porte qui menait aux cuisines : que faisait donc Olympe ? Elle l’abandonnait seul avec tous ces cons ! Bientôt, il n’y tint plus :
« Chers amis, excusez-moi… Il a dû se produire un petit incident… Je vais voir… »
Dès qu’il fut hors de vue des Australiens, son visage se crispa de colère : pourquoi est-ce qu’il payait du personnel ? Où étaient-ils ? Au pas de charge, il galopa dans le couloir, vaguement inquiet. Il poussa la porte des cuisines : la Menelas était étendue sur le carrelage, raide comme un cadavre, d’une pâleur de cire, le visage couvert de vomissures. Il se précipita, s’agenouilla, vit qu’elle respirait encore et tenta de la ranimer par de petites gifles. Ce faisant, il appelait à la rescousse les maîtres d’hôtel toujours invisibles. La Menelas ouvrit un œil, essaya de dire quelque chose et repartit dans son évanouissement. Fébrilement, le Grec chercha une bouteille de vinaigre, remua les tiroirs, balaya des étagères, explora des placards. Rien. Il revint à la Menelas, quitta sa veste, la roula en boule et la lui mit sous la tête. Elle avait les narines pincées et ne réagissait toujours pas. Enfin, son corps fut parcouru d’un tremblement… Elle ouvrit les yeux…
« Ma chérie !… Que se passe-t-il ? Parlez-moi !… »
Faiblement, elle détourna la tête comme si elle eût craint de faire craquer ses vertèbres. D’un doigt flageolant, elle désigna un écriteau accroché au-dessus des fourneaux, sur lequel une main vengeresse avait tracé, à grands coups de rouge à lèvres :
Elle eut un hoquet et vomit à nouveau. Le Grec la tenait contre lui, lui soulevant la tête, la consolant, la berçant.
Pendant ce temps, les Australiens s’inquiétaient. Leur doyen, au nom de la communauté, décida d’aller aux nouvelles. Il erra au hasard dans les couloirs vides, trouva la porte de la cuisine et embrassa la scène d’un coup d’œil : le Grec penché sur la Menelas secouée par des spasmes, et l’écriteau. Surmontant un haut-le-cœur, il se porta au secours de ses hôtes. Trois minutes plus tard, tous ses associés étaient dans la cuisine, surmontant leur dégoût, feignant de n’avoir pas lu la redoutable pancarte. Le Grec les pria de retourner à table, il allait tout leur expliquer… Ils vinrent se rasseoir, l’appétit coupé, les yeux rivés à la soupière dans laquelle… Pouah !… Pendant qu’Olympe se refaisait une beauté dans une salle de bain, S.S. les rejoignait, l’air jovial :
« C’est une blague des domestiques. Un différend qu’ils ont eu avec ma gouvernante ! Bien entendu, ce que vous avez lu est stupide ! D’ailleurs… » À la grande horreur des Australiens, il plongea, la louche d’argent dans le récipient précieux…
« … j’en reprends ! Je l’ai trouvée délicieuse ! »
Il toisa ses commensaux d’un œil dur :
« En voulez-vous encore ? »
Ils se dévisagèrent, gênés, comprenant toutefois que le Grec leur imposait l’épreuve de force et que la signature de leur contrat était à ce prix-là. Le doyen donna le ton :