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— Peu importe… », continua Achille d’une voix douce et têtue… « Est-ce que c’est vrai ? »

Socrate garda le silence. Achille insista :

« Est-ce que c’est vrai, papa ?

— Oui, c’est vrai ! hurla le Grec… Et alors ?

— Pourquoi ?

— De quoi te mêles-tu ? Qu’est-ce que tu crois ?… Est-ce que tu sais ce que j’ai dû faire pour devenir ce que je suis ? Tu penses que ça s’est fait tout seul ? Je suis né pauvre, moi ! J’ai traversé des horreurs ! Tu n’as eu que la peine de venir au monde et tu as le culot de me demander des comptes, de t’ériger en juge ! Ça ne te regarde pas, mon passé ! Ni toi ni personne ! Maintenant, sors d’ici et va rejoindre qui tu veux, je m’en fous, tant pis pour moi !

— Papa…

— Il t’emmerde, papa ! Puisque tu veux jouer à l’homme, débrouille-toi tout seul ! »

Achille laissa tomber de sa petite voix posée cette phrase terrible :

« Même si je me débrouillais tout seul, je ne te laisserais jamais crever de faim. »

Le Grec encaissa le coup mais planta ses yeux dans ceux de son fils :

« Parfait ! Puisque tu insistes, tu vas tout savoir ! Il y a certaines vérités que j’aurais voulu t’épargner ! Tant pis ! Puisque c’est le jour du grand déballage !… Ouvre des oreilles ! Tu vas voir de quelle illustre lignée tu descends ! Tu ne le sais peut-être pas puisque tu as toi-même la citoyenneté américaine, mais moi je suis né dans les faubourgs de Smyrne… Dans une baraque en planches, sans fenêtre, avec de la toile goudronnée en guise de toit… En Turquie, les Grecs étaient considérés comme les juifs d’Asie Mineure… Des métèques, des étrangers ! Les Grecs de Grèce nous vomissaient d’avoir quitté le pays, mais il fallait bouffer, hein… Et les Turcs nous en voulaient à mort de proliférer sur leur territoire ! De temps en temps, quand ils en avaient marre de nos gueules, ils nous massacraient ! Depuis des siècles, c’est nous qui servions de tampons dans toutes les guerres ! Au moindre litige, toute la colonie grecque y passait ! À l’âge de six ans, l’âge que tu avais lorsque je t’ai offert ton premier voilier, j’ai vu quatre de mes oncles se faire pendre !… Des frères de mon père !… Ce n’est pas tout ! Ceux qui ne crevaient pas assassinés mouraient de faim ou de maladie ! On était tellement pauvres que, pour bouffer, ma mère jetait un chou dans un chaudron !… On appelait ça la soupe !… Ça nous faisait trois jours !… Je me suis juré d’avoir ma revanche ! Que, plus jamais, je ne serais pauvre, que je ferais n’importe quoi pour échapper à ça, la mort lente ou les massacres !… »

Le Grec se tut, à bout de souffle. Achille était figé, les traits du visage tendus, pâle. Il n’osait plus questionner. D’une voix cassée et monocorde, son père reprit :

« À douze ans, j’ai foutu le camp, sur un cargo pourri… J’ai fait le mousse. Je pelais des patates aux cuisines et on me récompensait à coups de pied dans le cul… Ça a duré trois ans, c’était dur !… Un jour, on a fait escale au Venezuela… Je ne suis jamais remonté à bord… Ce n’est même pas certain qu’ils s’en soient aperçus… Je me suis retrouvé à Caracas, toujours sans un rond en poche mais avide d’en gagner… Huit ans plus tard, je fêtais mon premier million de dollars !… Je l’avais pas volé !… J’ai tout fait !… Trois fois par semaine, je ne me couchais pas du tout, j’avais un boulot de nuit et un boulot de jour… Je réfléchissais, je ne dépensais rien, je jouais sur tout, je rencontrais beaucoup de gens… Je te raconterai ça un jour, calmement… Sache seulement que j’avais une telle fringale que mille ans de vie ne l’auraient pas épuisée !… Et aujourd’hui encore, certains jours, j’ai faim… C’est vrai, quand on a enterré ta grand-mère, je ne l’avais pas vue depuis trente ans…

— Où est-elle enterrée ?

— C’est la mer qui lui a servi de cimetière. C’était son désir depuis toujours. Elle voulait que ses cendres soient immergées au large des côtes de Grèce… Le destin a voulu qu’une fois revenue en Grèce, elle ne soit jamais plus ressortie de son village, sauf pour aller mourir à Paris… Au Ritz !… Ce que je te dis, tout le monde le sait dans la famille, ta mère, certains de mes employés et ton ordure d’oncle, Kallenberg… Si elle est morte, il en est la cause ! »

Achille avoua timidement :

« C’est lui qui m’a demandé de te poser des questions sur elle…

— Je le savais. Il a voulu se venger. »

Accablé, Achille déglutit avec haine.

« Papa…

— Oui ?…

— Tu dis que tu n’avais pas revu ma grand-mère… pendant trente ans ?

— C’est vrai. Tu veux savoir pourquoi, hein ? Si je t’affirmais que c’était parfaitement justifié, mais que je ne te donne pas d’explications, me croirais-tu sur parole ?

— Oui… Mais je veux savoir.

— Bon. Eh bien, quand j’avais six ans… »

Le Grec hésita, se tut, c’était horrible pour lui, cette montée des souvenirs qui l’assaillaient, et qu’il croyait avoir enfouis pour l’éternité… Il était le dernier à savoir cette chose épouvantable… Tous ses témoins étaient morts… Il se racla la gorge, baissa la tête et articula avec une souffrance indicible :

« … Quand j’avais six ans, après avoir pendu mes oncles et roué mon père de coups, j’ai vu les Turcs violer ma mère, devant moi… sous mes yeux… Ils devaient bien être trente… Ensuite, j’avais beau être enfant, chaque fois que je regardais son visage, je ne pouvais pas m’empêcher d’entendre ses cris… J’aurais tant voulu qu’elle soit morte… Je ne pouvais plus la voir, tu comprends ?… »

Bouleversé, blême, Achille se leva de son fauteuil, étreignit silencieusement les mains de son père dont les yeux étaient brouillés de larmes, et s’enfuit du bureau. Comme un fou.

En arrivant sur l’aéroport privé, Achille essaya de se composer un visage normal. Il serra le frein de sa voiture et fit quelques pas pour pénétrer dans un bâtiment crépi à la chaux et tout en longueur. C’est là qu’il trouverait la réponse aux questions qu’il se posait. Il pénétra dans une pièce marquée « Direction », traversa un vestibule peuplé de secrétaires qui le regardèrent passer en lui jetant des regards énamourés et ouvrit une porte : il avait de la chance, Jeff était seul. Celui qui avait été l’un des premiers pilotes de son père était resté à son service. Il dirigeait maintenant une filiale de la compagnie aérienne spécialisée dans les avions-taxis. C’est lui, en personne, qui avait donné à Achille ses premières leçons de pilotage. Achille fit l’impossible pour masquer l’altération de sa voix :

« Jeff ! J’ai un truc à te demander…

— Vas-y !

— On est copains ? »

Le vieux pilote sourit :

« Tu as besoin de pognon ou tu es poursuivi par un mari jaloux ?

— C’est toi qui pilotais mon père quand on a immergé les cendres de ma grand-mère ? »

Le visage de Jeff se ferma instantanément. Ordre lui avait été donné de ne jamais faire mention de cet épisode. À quiconque. Il adorait Achille mais éprouvait une sainte terreur pour son père. Que faire ? Il prit un air faux jeton et biaisa :

« Qui t’a dit ça ?

— Oh ! Jeff, joue pas au con, quoi ! J’ai plus six ans ! Ça fait des années que je suis au courant ! Papa m’a cassé le morceau le jour de ma majorité !

— C’est tellement vieux tout ça… En effet, c’est peut-être bien moi…

— Bon ! Je vois que tu te méfies encore…

— Tu as gagné ! Accouche ! Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— À quel endroit a-t-on balancé les cendres à la flotte ?