À onze heures du soir, elle le rejoignit. Il l’entraîna derrière le mur, dans un angle, laissa tomber sans façon sa pétoire antique, et lui fit l’amour debout, comme un soldat, à la hussarde. Suffoquée, Irène lui rendit maladroitement son étreinte, ne sachant pas si ce qu’elle éprouvait était bon ou mauvais, un peu comme lorsqu’elle avait mangé des huîtres, la première fois. En tout cas, c’était quelque chose de parfaitement déconcertant, sans rapport aucun avec les situations qu’elle avait pu imaginer en rêve, du haut de son inexpérience.
La chose à peine terminée, l’evzone, sans reprendre son souffle, la fit pivoter prestement et, toujours debout, lui fit l’amour une seconde fois, à la grecque. Puis, rajustant sa fustanelle avec l’air canaille d’un travesti, il éclata de rire. Timidement, elle lui demanda pourquoi, se sentant déjà ridicule. Il lui répondit : « C’est parce que je suis heureux. » À tout hasard, elle décida de se sentir insultée par ce bonheur avoué. Elle le gifla et s’enfuit dans les buissons, entre les arbres, pendant que le soldat, interloqué, tâtonnait à quatre pattes pour retrouver sa carabine.
Plus tard, en essayant d’analyser les détails de cette scène, pour mieux lui conserver sa force, elle avait voulu comprendre les causes de sa persistance en sa mémoire, au-delà de la magie de la « première fois ». Une image lui revenait toujours, dont le sens lui échappait, bien qu’elle s’imposât à elle avec une obstination irritante. Elle concernait les vêtements : elle portait cette nuit-là un pantalon du soir en soie noire, largement évasé du bas. Et cet homme, qui l’avait prise, une jupe blanche : il avait soulevé sa jupe, elle avait baissé son pantalon. Pourquoi était-elle tourmentée par ce détail ?
Un an après cette aventure, elle faisait la connaissance de Kallenberg, invité au mariage de Lena et de S.S. L’armateur allemand, qui avait une solide réputation d’homme à femmes — les héritières de la bonne société internationale l’appelaient « Barbe-Bleue » — avait alors un an de moins que Satrapoulos, bien qu’il en fût à son quatrième mariage. Sa plus récente épouse, une Américaine, était la veuve d’un magnat de l’acier dont il avait investi les capitaux flottants dans ses propres affaires de transports maritimes. Juste après la cérémonie, il avait eu une altercation très vive avec cette femme terne, plus âgée que lui et victime d’un embonpoint rebelle à tous les massages. Il faut dire qu’il était exaspéré par sa présence à ses côtés, estimant qu’elle le diminuait aux yeux de Satrapoulos, son rival et sa bête noire : non content d’épouser une beauté de dix-sept ans, le Grec se posait dorénavant en futur associé, voire même en légataire universel du colossal Mikolofides.
C’en était trop : quand sa femme quitta la réception, abreuvée de sarcasmes et blanche d’humiliation, Barbe-Bleue fit semblant de ne pas la voir. Elle avait été longue à comprendre qu’elle devait le laisser seul, mais maintenant, il se sentait redevenir lui-même. Il huma l’air dans une attitude de défi, les mains enfin libres, parcourant l’assistance d’un coup d’œil dominateur, cherchant sur quelle femme jeter son dévolu. Il lorgna sans vergogne en direction de Melina, demoiselle d’honneur en rupture de collège britannique, mais la horde fade de jeunes gens boutonneux qui l’entouraient le fit battre en retraite, avant même d’avoir attaqué. Irène, qui observait son manège, pouvait lire comme sur un écran le cheminement de ses pensées, et leur prolongement logique : elle attendit. Elle s’était réfugiée dans le coin le plus déserté de la salle, derrière le buffet, et prodiguait des grâces molles à deux popes crasseux et trois employés fidèles trop propres, invités là par charité. Kallenberg, l’ayant enfin repérée, s’approcha d’elle en souriant — comme s’il la découvrait —, l’invita à danser et la prit par la main, sous le regard inquiet de Médée Mikolofides qui, elle non plus, n’avait rien perdu de la scène. Irène ne trouvait pas grande séduction à ce colosse blond, trop sûr de lui, parlant haut, sur un ton de commandement, mais elle avait été distinguée par lui, en public, et lui en était reconnaissante. Elle fut stupéfaite de vibrer dès qu’il la prit dans ses bras, avec une autorité et une brutalité telles qu’elle en eut le plexus envahi par une vague chaude. Elle sentait ses immenses doigts durs s’enfoncer dans la chair élastique de ses hanches, s’y attarder, en une espèce de rotation lente, sauvage et douloureuse.
À la fin de la danse, tout était joué : elle avait trouvé son maître, souhaitait qu’il le restât pour mieux lui faire payer l’émoi qu’elle venait d’éprouver. Kallenberg, de son côté, ne demandait pas mieux : comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? S’il entrait dans la famille, il aurait le double avantage de pouvoir contrôler les manigances de S.S. et les mouvements de fonds de la grosse Médée, sa belle-mère.
Les choses ne traînèrent pas. Un mois plus tard, il engageait une procédure en divorce pour la quatrième fois de sa vie. Motif : cruauté mentale. Pas la sienne, celle de l’Américaine.
Entre-temps, la « Veuve » réfléchissait sombrement à la tournure des événements. D’un côté, elle était ravie de caser sa fille aînée. D’un autre, elle craignait que ces deux loups accueillis sous son toit ne se fissent des idées sur la façon dont ils pourraient disposer de son entregent et de sa flotte. Par ailleurs, et bien qu’elle se sentît invulnérable, il n’était peut-être pas mauvais d’avoir sous la main ces fous de la génération montante, qui deviendraient un jour — elle n’en croyait pas un mot — ses concurrents. Finalement, elle opta pour cette solution politique, se promettant de ne jamais quitter de l’œil ses deux gendres, et accepta de donner Irène à Kallenberg lorsqu’elle jugea bon de lui accorder sa main. Auparavant, elle avait fait faire une enquête sévère sur Barbe-Bleue, par les mêmes limiers qui lui avaient tout révélé sur Satrapoulos, fortune, tics et manies, vices, antécédents judiciaires, origines ; elle avait eu des surprises que, tout compte fait, elle saurait bien utiliser un jour à son profit. Irène, en spectatrice attentive, assistait en coulisses à ces tractations officielles, à ces virevoltes intérieures, désireuse d’affronter et de mater son futur mari dans les plus brefs délais. Elle avait dû déchanter : Kallenberg était lisse comme un œuf d’acier, sans faille, invulnérable et insensible à tout élément extérieur à lui-même. Le soir de sa nuit de noces, alors qu’elle s’apprêtait à minauder et à lui faire tirer la langue pour obtenir ce qu’il attendait, il quitta la maison et ne rentra qu’à cinq heures du matin. Entre-temps, le savant maquillage d’Irène avait tourné, sa chemise de nuit transparente avait l’air d’un vieux chiffon, et elle avait dû prendre des tranquillisants à la chaîne pour ne pas exploser de fureur.