Quand Barbe-Bleue apparut enfin, l’air triomphant et défait, elle était allongée dans une espèce de semi-inconscience. D’instinct, elle lui avait tourné le dos. Il s’était dévêtu, ne gardant que son slip, s’était laissé tomber à côté d’elle qui, maintenant, faisait semblant de dormir, et l’avait retournée d’un seul jet, en la tirant violemment par les cheveux. Irène feignit de s’éveiller et de prendre cette brutalité pour une caresse. Elle lui sourit dans la pénombre, malgré la douleur de sa chevelure crochetée par sa main d’homme des cavernes, qui lui arrachait des larmes. « Tiens, fit-elle, vous voilà… Je m’étais endormie. » Il réagit d’une façon surprenante : « Réveille-toi, salope, et montre-moi ce que tu sais faire avec ton cul. »
Ce mot, qu’un homme prononçait devant elle pour la deuxième fois, avait eu le don de la libérer de ses inhibitions. Avait alors commencé une fantastique course au plaisir, elle, concentrée sur le souvenir de l’evzone, lui grondant et rugissant à la poursuite de ses chimères personnelles, chacun faisant l’amour avec soi-même, dans une masturbation farouche par personnes interposées.
Aux grognements de son mari, s’ajoutèrent bientôt des coups, qu’elle reçut comme une offrande et qui eurent le don de redoubler son excitation. Quand il la pénétra enfin, elle sut tout, comprenant les ressorts de cette hargne, les motivations de ce désir de puissance : Kallenberg n’avait été doté que d’un phallus dérisoire, rendu plus ridicule encore par l’énormité de la carcasse à laquelle il était rattaché. Elle vit dans ce contraste une excellente occasion d’avoir sur lui un avantage : là encore, elle se trompait. Kallenberg, conscient de ce manque, le compensait avec férocité par une agressivité constante, qu’elle prît le visage de ses grands rires vainqueurs, de ses rages subites, de sa soif de conquérir et de dominer, du désir de frapper et d’humilier pour aller jusqu’au bout de ses limites.
Leurs rapports s’étaient donc établis sous le double signe de la haine et de la soumission, de la destruction et du sarcasme. Très vite, Irène s’était organisée dans cette guerre de chaque instant, dont l’enjeu était la survie de l’un et la mort de l’autre. Parfois, elle feignait de rompre, pour mieux le laisser s’engager, le contrant sèchement et sans pitié lorsqu’il était à découvert. À d’autres moments, quand elle se sentait du vague à l’âme, elle acceptait de subir sa loi sans réticence, et de cette soumission momentanée, tirait son plaisir. En fait, elle haïssait Herman. Cette idée qu’il avait eue de célébrer Noël un 13 août était tout simplement grotesque et blasphématoire. Elle n’avait, pour y faire face, que deux solutions : soit partir en voyage, ce qui était prendre le risque de faire jaser — « Kallenberg a répudié sa cinquième femme ! » — ou participer à la mascarade en faisant semblant de l’avoir organisée. De toute façon, les pillards qui envahiraient son hôtel historique du Mail laisseraient peu de choses intactes. Elle était sur son lit, perplexe, et avait étalé sur un plateau en or massif, cadeau de son deuxième anniversaire de mariage, des pilules multicolores à usages variés dont elle ne se séparait jamais, leur absence créant en elle une panique obsessionnelle. Le téléphone intérieur ronfla doucement, elle décrocha : « Écoute-moi bien, grosse vache ! Je veux que demain tu aies une robe très sexy. J’en ai marre de tes tenues de mémère. Puisque tu ne peux faire rire personne, essaie au moins d’en faire bander quelques-uns ! »
Elle traduisit immédiatement le sens caché de ces paroles délicates : Herman devait se trouver dans son bureau, très probablement accompagné d’une putain, sa grande passion, et désirait s’assurer qu’elle était bien dans sa chambre. Elle eut une pensée ironique pour la fille : elle allait s’amuser ! Avec un sourire ambigu, Irène se versa un verre de lait, avala ses pilules dans un ordre rituel, les bleues d’abord, les roses, les jaunes, les vertes et les blanches ensuite. Elle s’allongea complètement sur le dos, s’étira et se mit à rêver qu’elle était belle, prostituée, et qu’elle faisait souffrir Herman.
Kallenberg ne l’avait jamais avoué en confidence, mais, parfois, son vœu le plus cher était d’être bourreau. Pouvoir tuer les gens légalement, sans encourir soi-même le moindre risque lui paraissait le comble de l’épanouissement. Mais les hommes étaient hypocrites. Qui donc, parmi eux, aurait osé affronter le poids d’un tel désir ? La morale les avait affadis, la religion, amollis. Il versa une énorme rasade de whisky dans son propre verre et le tendit à la blonde :
« Tiens, cochonne, bois ! »
Elle refusa d’une moue et le contempla d’un air bizarre. Encore une qui savait.
« Tu n’aimes pas l’alcool ?
— Cela dépend quand, et avec qui.
— Qu’est-ce que tu aimes alors ?
— L’argent.
— Je t’ai payée.
— Qui vous dit le contraire ?
— Et si tu en avais, qu’est-ce que tu en ferais ?
— Je ferais marcher à quatre pattes des types comme vous.
— Tu es marrante, toi ! Tu aimes voir les gens ramper ?
— Oui.
— Les types comme moi ?
— Oui.
— Pourquoi ? Tu me trouves moche ?
— Non. Vous êtes même plutôt beau.
— Alors ?
— Vous êtes dégueulasse. »
Il la gifla, d’un aller et retour foudroyant qui lui marqua immédiatement la pommette d’une tache bleuâtre.
« Et ça, c’est dégueulasse ? Qu’est-ce que tu en penses ? »
Crânement, elle fit face, faisant appel à sa volonté pour empêcher ses larmes de couler, rester impassible. Kallenberg continua sur le même ton calme, comme si rien ne s’était passé :
« Tu irais jusqu’à faire quoi, pour de l’argent ? »
Elle ne répondit pas, le toisant d’un regard qui ne cillait pas sous le sien — la souris qui prend la pose avant d’être déchiquetée par le chat.
« Eh bien, je vais te le dire, tu ferais n’importe quoi ! Tiens, regarde… »
Il sortit de la poche de son pantalon une énorme liasse de billets, peut-être cinq mille livres.
« Tu vois… Il suffit que j’en détache quelques-uns, et, à mon commandement, tu danseras, tu ramperas, tu me montreras ton cul ou tu lécheras mes bottes. Par quoi veux-tu commencer ?
— Je voudrais mon sac.
— Réponds ! Par quoi commence-t-on ?
— Je vous prie de me donner mon sac. »
Elle avait peur maintenant, ne songeant même plus à lui tenir tête, à tirer son épingle du jeu avant de lui fausser compagnie. Après tout, elle avait encaissé ses honoraires, et lui, à sa façon, avait réussi à lui faire l’amour, puisqu’il l’avait giflée : ils étaient quittes. Tout ce qu’elle voulait à présent, c’était s’en aller, partir vite.
« Tiens, connasse, prends-le, ton sac ! »
Il le jeta sur le merveilleux tapis de Chine, d’un rouge unique, acheté à prix d’or à des receleurs qui le tenaient probablement de voleurs de musées. Le petit objet hideux en plastique blanc et or, incongru, eut l’air de souiller l’œuvre d’art, jurant avec elle mieux que ne l’aurait fait un crachat ou un excrément de chien. La fille se courba, ramassa son sac, le serra contre elle et attendit, hors de la, portée de Kallenberg.
« Allez, file ! Et ne fais pas cette tête. Je t’enverrai chercher un de ces jours. »
D’une pression du doigt, il fit pivoter l’un des panneaux de la bibliothèque. Apparut une porte blindée qu’il ouvrit en formant une combinaison chiffrée sur un cadran. Il se tenait debout dans l’embrasure, colossal, énorme, attendant qu’elle sorte.