« Alors, qu’est-ce que tu attends ? »
Elle n’osait pas passer devant lui et sa peur, perçue par Kallenberg, était un supplément de plaisir qui n’avait pas été prévu dans leur marché.
« Dépêche-toi maintenant, j’ai à faire. Quand tu seras au bas de l’escalier, dis au garde que tu viens de chez moi, il te laissera passer. »
Elle le regardait, hésitante, comme on regarde une falaise dont on est sûr qu’elle va s’écrouler sur vous. Elle se décida brusquement, rassembla ce qui lui restait de courage et, d’un seul élan, passa devant lui. En éclatant de rire, il lui envoya une monstrueuse bourrade sur les fesses, qui lui fit dégringoler les marches sur ses hauts talons de bois. Elle entendit encore :
« Et tu as de la chance que le dégueulasse soit de bonne humeur ! »
Derrière elle, Herman reboucla la porte blindée. Dans son seul bureau, il y avait environ pour quatre millions de livres de tableaux. Un pullulement d’impressionnistes, raflés par ses agents dans le monde entier à grands coups de surenchères, Sisley, Renoir, Pissarro, plusieurs esquisses de Monet sur la cathédrale de Chartres et les nymphéas, et deux études de Degas sur la danse, et trois Lautrec, quatre Van Gogh, un nu magnifique et pourpre de Modigliani, immense, hiératique, mystérieux, un chef-d’œuvre de Gauguin de la période tahitienne, d’une matité sourde, trois figures debout sur une plage jaune cadmium, au loin, un cheval en liberté, blanc bleuté, et la mer violente, d’un cobalt brutal, et le ciel ocré, presque rouge. Pour faire pendant à ces modernes, trois ancêtres, une pietà de Raphaël, un dessin de Vinci, torse d’éphèbe beau à couper le souffle, un autoportrait de Rembrandt, réplique de L’Homme au casque d’or de la pinacothèque de Munich. Le tout, disposé dans un savant désordre, avec une négligence étudiée, sur les murs recouverts de boiseries précieuses, dont deux d’entre eux formaient cimaise.
Sur les deux autres, Kallenberg avait exposé des gravures représentant les premiers navires de commerce, à l’époque où la marine à voile s’apprêtait à rendre les armes devant la machine : le Washington, paquebot en fer gréé en brick, propulsion à roues, lancé en 1865 et transformé, trois ans plus tard, en bateau à deux hélices et trois mâts. Le Lafayette, sorti des chantiers la même année, à roues lui aussi, et le Pereire, trois-mâts barque prévu à roues mais réalisé, sur cale, à une hélice, rebaptisé Lancing par les Anglais qui l’avaient acheté en 1888. Kallenberg connaissait par cœur l’histoire de chacun de ces glorieux aïeuls, leur date de naissance, leur jeunesse, leurs voyages, leur mort, vingt-cinq ou quarante ans plus tard. La gravure du Ville de Paris ne signifiait rien pour ses visiteurs, tout illustres qu’ils fussent, mais Kallenberg, lui, le voyait cingler dans le Pacifique, au rythme haletant de ses huit cents chevaux, imaginant parfaitement les tractations qui avaient présidé à sa vente, à Brème, en 1888, avant qu’il ne devienne le quatre-mâts Bischoff et ne s’échoue dans l’Elbe. Un bateau, ce n’était pas une carcasse de métal, de toile et de bois, mais quelque chose de vivant, destiné à labourer la mer éternellement, et à assurer la fortune de ceux qui l’avaient armé. Dans le fond, les navires, plus encore que les œuvres d’art, lui procuraient sa vraie jouissance, la seule en tout cas qui soit purement esthétique. Viking dans l’âme, il considérait longuement les modèles réduits de ses pétroliers, avant que les chantiers ne les construisent grandeur nature, les palpant, les caressant amoureusement, les imaginant, une fois lancés, traverser le monde et faisant flotter ses couleurs.
Un jour, en Égypte, le gros Farouk lui avait dit :
« Je suis prêt à vous racheter toute votre flotte. Mais dites-moi, que ferez-vous de l’argent ? »
L’argent, oui, mais pour quoi faire ? Finalement, tout tournait autour de la même question. Elle restait posée pour lui, qui pouvait tout acheter, ou pour la putain de Soho, qui n’avait qu’elle à vendre. Barbe-Bleue avait répondu d’un trait, sans réfléchir :
« J’achèterai une nouvelle flotte pour vous faire concurrence. »
Maintenant, si on lui avait demandé pourquoi il voulait toujours faire concurrence à tout le monde, il aurait été bien embarrassé. Et après ? L’essentiel n’était pas de chercher à savoir « pourquoi » on courait, mais de courir, de sentir « comment » on courait. Dans sa famille, à Hambourg, on était pirate de père en fils depuis des siècles. Aussi loin qu’on remontait, on trouvait un Kallenberg debout sur un navire, à la poursuite d’une proie. Pour rompre la tradition, son père, qui sur le tard s’était piqué d’honorabilité, avait souhaité qu’il devînt diplomate ; n’épargnant aucun effort pour qu’il y arrivât. Alors qu’il ne pensait qu’à la mer, Herman s’était vu exilé en Suisse, dérision dont il était le seul à goûter l’amertume. Il se lia surtout avec des fils d’émirs, des fils de banquiers, ne perdant jamais de vue son but unique, régner un jour sur les océans.
Lorsque, ses humanités terminées, son père l’envoya en Angleterre pour y poursuivre ses études à Oxford, il ne rechigna pas trop. Au moins, là, il était dans une île, et bien qu’il ne vît pas la mer, il en imaginait la masse autour de lui, au-delà de ces déprimants pâturages, aux horizons limités par des collines molles, peuplées de vaches. Ses lectures favorites étaient les journaux de bourse dont les cours, aux fluctuations qu’il apprenait à prévoir, lui faisaient battre le cœur. Il se fit enseigner l’arabe, pressentant que cette arme lui serait utile plus encore que l’allemand, le grec, le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais, qu’il parlait couramment, pour édifier son futur empire. Il y tenait. Il s’était résigné depuis longtemps à subir les désagréments de la petite déficience physique qui le gênait beaucoup lorsque, dans les vestiaires d’un terrain de sport, il était obligé de se dévêtir devant ses camarades. Il s’arrangeait pour toujours tenir une serviette enroulée autour de ses reins, attendant pour s’en dessaisir que l’eau fumante de la douche vienne l’asperger. Même avec ces précautions, il n’avait pu éviter une ou deux remarques ironiques qui l’avaient fait rougir, lui, le colossal Herman, jusqu’aux oreilles. D’un air méprisant, il avait répondu à ces trouble-fête qu’ils n’y connaissaient rien, que le volume au repos n’avait aucune signification puisqu’il s’agissait d’une espèce d’éponge qui se gonflait prodigieusement sous l’afflux du sang et que lui, Kallenberg, les mettait au défi de l’égaler lorsqu’il était en érection. Évidemment, il lui avait été impossible de tenir le même raisonnement aux premières filles qu’il avait honorées, et dont le mutisme à ce sujet l’avait plongé dans un malaise plus profond que des remarques précises. Une seule avait osé y faire allusion, une petite rousse qu’il avait draguée lors d’un bal à l’université. Elle lui avait dit en riant :
« Mais dis donc ! Tu es monté comme un ouistiti ! »
Il ne lui en avait pas voulu, préférant cette franchise tendre et sans malice aux silences pleins de sous-entendus. Et il s’était employé pour que ce détail fût oublié au cours de leurs ébats.
D’ailleurs, il faisait tout pour l’oublier lui-même, coléreux, agressif, fascinant son entourage par son aplomb, son culot imperturbable, premier en tout, prenant le pas sur autrui grâce à sa force physique, sa ruse, ses feintes et son charme, jouant les attendris pour mieux poignarder, les enfants perdus, ce qui attirait les femmes, trichant d’une façon éhontée à tous les jeux, sans peur et sans remords.
À la fin de ses études, son père lui demanda de quelle manière il allait aborder la « carrière » : le vieux Kallenberg, ivre d’orgueil, le voyait déjà troisième secrétaire d’ambassade dans une lointaine république sud-américaine. Froidement, Herman lui annonça qu’il ne serait pas diplomate, qu’il allait se lancer dans les affaires mais que, pour le consoler, il était sur le point d’épouser la femme d’un ambassadeur. Il l’avait rencontrée à un thé, elle avait trente ans, lui, vingt-deux. Elle avait été éblouie par son physique, il avait été subjugué par ses relations.