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Immédiatement, il plaça les capitaux qu’elle avait de disponibles dans l’achat à Athènes de vieux rafiots destinés à la casse. Avec l’argent qui lui restait, il paya une équipe d’ouvriers, chargés de leur faire perdre leur allure d’épaves et de leur redonner une apparence de navires. Sur les carcasses pourries, on passa des couches de peinture si épaisses que les coques, aux joints disloqués, s’en retrouvèrent pratiquement soudées. Il ne lui restait plus qu’à créer une société de transports maritimes, à faire assurer sa flotte et à aller chercher le client. Évidemment, les hommes d’équipage couraient des risques, mais Herman n’avait pas cédé à la mode en usage chez certains professionnels véreux : dans un premier temps, faire maquiller d’abominables rafiots par des équipes de truands, spécialistes du camouflage et du naufrage en tout genre. Ensuite, mystifier les experts des compagnies qui assuraient ces carcasses retapées et pimpantes à un taux cent fois supérieur à leur valeur réelle. Après quoi, il n’y avait plus qu’à faire couler cette flotte fantôme. Des marins, complices de la combine, remorquaient les épaves au large, faisaient un trou dans la coque, lançaient un S.O.S., se faisaient sauver par les autorités maritimes et recommençaient un mois plus tard l’opération naufrage. Un bon truc consistait à se placer sur la route des navires de ligne et à se faire éperonner, ce qui conférait un cachet d’authenticité à la manœuvre.

Avec les gains de ces premiers frets, dont les tarifs étaient bien plus bas que ceux de la concurrence, Kallenberg acheta des navires solides, réservant une partie de ses capitaux à l’acquisition de chalutiers à la retraite dont les capitaines avaient reçu l’ordre de pousser les chaudières jusqu’à l’agonie. À vingt-quatre ans, alors que ses condisciples hésitaient toujours sur le choix d’une profession, Herman était riche. Sa réussite s’annonçait bien…

Au sommet de la hiérarchie dans laquelle il se hissait, se trouvait l’intouchable Mikolofides. Sur sa route, essayait également de lui mettre des bâtons dans les roues un garçon de son âge dont on faisait déjà grand cas, Socrate Satrapoulos. Kallenberg était bien placé pour savoir que le Grec usait, pour s’enrichir, de méthodes similaires, naufrageur de vocation et tout aussi dénué de scrupules. La compétition excitait Herman, qui la prévoyait à couteaux tirés, sans entraves d’aucune sorte, tapissée allègrement de peaux de banane par leurs soins réciproques. Ce qui l’agaçait, c’était l’avance imperceptible que Satrapoulos prenait constamment sur lui, comme s’il avait pu avoir les mêmes idées que les siennes, mais quelques heures plus tôt. Pourtant, S.S. n’avait ni sa séduction ni sa culture. Il était de manières frustes, petit, pas beau, plutôt roux et myope de surcroît. Simplement, il avait une espèce de génie pour détecter la bonne affaire, de préférence en marge de la légalité.

Barbe-Bleue s’en aperçut au moment de la guerre d’Espagne, manne de tous les armateurs, Mikolofides en tête, qui avaient transformé leur flottille de pêche en transport d’armes, leur faisant remonter de nuit les côtes d’Espagne pour livrer, indifféremment, aux franquistes ou aux républicains. Chaque fois que Kallenberg avait vent d’un marché à conclure, il se trouvait que Satrapoulos l’avait déjà enlevé la veille. Heureusement, les commandes ne manquaient pas et les livraisons lui rapportaient d’effarants bénéfices, immédiatement investis dans d’autres achats. Kallenberg jouait également en bourse, avec des méthodes qui faisaient frémir les observateurs, car elles auraient provoqué la ruine de n’importe qui. Ses rivaux attribuaient à la chance des succès obtenus par des systèmes de placement parfaitement illogiques en apparence. En réalité, ils obéissaient à une rigueur absolue. Barbe-Bleue s’était rendu compte qu’en matière de finances, les mêmes causes n’engendraient pas forcément les mêmes effets. Non à cause des incidences économiques, prévisibles parce que s’étant déjà répétées dans le passé, mais à cause des hommes qui, précisément, les avaient prévues. Si, dans une course de chevaux, trois personnes, et trois seulement, pouvaient connaître le nom du gagnant, elles se partageraient la totalité des mises de tous les autres parieurs. Si, par contre, un million de parieurs sont au courant de ces prévisions, chacun d’eux, bien qu’ayant misé le bon cheval, n’aura droit qu’à une somme dérisoire.

Aussi, Barbe-Bleue se méfiait-il des valeurs « sûres », sachant très bien qu’elles ne le seraient bientôt plus, condamnées à la baisse par le trop grand nombre de leurs supporters. C’est dans cet esprit qu’il avait misé sur l’émir de Baran. L’émirat de Baran, dans le golfe Persique, n’était qu’une langue de terre sans ombre ni eau, torride, peuplée de dix mille fanatiques en haillons, crevant de faim et d’un excès de religion. L’émir, Hadj Thami el-Sadek, qui passait pour un prophète, était un politique intransigeant, prêchant la pureté et la guerre sainte — il n’y avait pas de pétrole chez lui. Quand Kallenberg lui avait livré un bateau d’armes, six mois plus tôt, il avait été étonné d’apprendre que Satrapoulos, avant lui, avait pratiqué la même manœuvre à fonds bloqués, d’ordre purement tactique. Apparemment, son beau-frère n’avait perdu ni son temps ni son argent.

Appuyé par sa poignée de soldats fous, l’émir de Baran s’était rapidement imposé par ses perpétuelles références au Coran, invoquant Allah comme moteur de toutes ses actions, pratiquant une ascèse scrupuleuse, imposant par son verbe et la force de ses convictions. Elles allaient toutes dans le même sens : tous les cheiks ou émirs du golfe Persique devaient le prendre comme chef religieux et accepter son autorité morale, lui que nul ne pouvait suspecter de bas mobiles matériels. Les uns après les autres, ses confrères, qui lui devaient bien ça en raison de sa pauvreté, avaient accepté de se ranger sous sa bannière, ne sachant pas à quoi ils venaient de s’engager. Bientôt, l’influence de Hadj Thami el-Sadek grandit. En cas de litige, on le priait de trancher le débat. Avant même d’aller voir ses pairs, les ambassadeurs des pays étrangers venaient le consulter respectueusement, sachant bien que toute signature d’accord passerait par son caprice. En très peu de temps, il était devenu, à la grande rage de ceux qu’il représentait, leur porte-parole officiel. Conscient de la réalité de son pouvoir, il redoubla de ferveur religieuse, se posant en exemple aux sujets mêmes des autres souverains : une espèce de Gandhi, à sec sur un radeau dans une mer de pétrole.

Au niveau de ses affaires, Kallenberg était en concurrence directe avec plusieurs gouvernements, ceux des États-Unis, de l’Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne. Après de multiples contacts secrets, il réussit à se faufiler jusqu’à l’émir et lui joua une comédie humble et dévote, dont l’enjeu était d’obtenir un fantastique marché : le transport des millions de tonnes de pétrole brut en provenance de tous les émirats du golfe Persique. L’émir fut séduit par un homme qui parlait sa langue, était parfaitement au courant de ses travaux, de ses ambitions, et, en outre, pouvait citer des versets entiers du Coran. Néanmoins, il resta inébranlable à ses arguments, se réservant de prendre plus tard une décision qu’il jugerait conforme à la conjoncture politique — sa politique à lui. Lorsqu’il cita le nom de Satrapoulos, Kallenberg lui fit discrètement remarquer que c’était un homme sans religion, un athée, un agnostique, ce qui était bien dommage, étant donné les vastes qualités commerciales de son honorable concurrent. Sans avoir l’air d’y toucher, Barbe-Bleue chercha à savoir si les prix proposés par S.S. étaient tels qu’il n’y avait aucune surenchère possible. Son hôte s’indigna d’une préoccupation aussi bassement terre à terre : pour des raisons humanitaires, il avait écarté de l’affaire les plus grands pays du monde, se réservant d’en laisser le privilège à une entreprise privée, afin de rester neutre et de ne favoriser aucun gouvernement au détriment d’un autre. Son acquiescement n’était donc pas déterminé par une question d’argent, mais par un souci de convenances morales. Kallenberg se demanda jusqu’à quel point l’émir ne le prenait pas pour un imbécile : affolé par l’idée de cet énorme marché qui allait peut-être lui passer sous le nez, il décida de savoir jusqu’où il pouvait aller trop loin, et plaça sa botte, fleurie et venimeuse :