Machinalement, il caressa sa ceinture et sortit de son bureau.
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Traditionnellement, les habitants de Londres passent pour être blasés. Pourtant, depuis onze heures du matin, les passants s’agglutinaient sur le Mail, devant le n° 71, où se dressait un magnifique hôtel, dont certains savaient qu’il était la résidence britannique de l’armateur Kallenberg. Les plus anglais d’entre eux, ne voulant pas être pris en flagrant délit de curiosité, s’appliquaient à regarder sans tourner la tête, quitte à faire plusieurs passages d’un air innocent pour capter par bribes ce que leur œil ne pouvait percevoir d’un seul coup.
Il faut dire que le spectacle était étonnant : en plein mois d’août, par une chaleur lourde et suffocante, une nuée d’ouvriers s’affairaient à dresser devant le perron deux sapins de Noël, dont chacun mesurait plus de dix mètres de haut. Un détachement de cinq bobbies, transpirant autant que les travailleurs, demanda à la foule de s’écarter au moment où les arbres immenses, retenus par des cordages jaillissant des fenêtres de l’immeuble, se dressèrent enfin à la verticale : l’effet était saisissant. Un gosse demanda, avec un accent cockney à couper au couteau : « Eh ! les gars ! Est-ce que je pourrai apporter mes godasses ce soir ? » Des éclats de rire fusèrent. Une dame, son cabas sous le bras — probablement une femme de ménage — ajouta : « Si c’est pas malheureux ! Les riches, quand ils ont chaud, ils pensent qu’à faire semblant d’avoir froid. Et quand on se les gèle vraiment, ils vont se dorer au soleil, et à poil ! » Il y eut de nouveaux rires. Encouragée, la matrone reprit, s’adressant à un ouvrier : « Tu auras beau y faire, tu feras pas neiger ! » L’homme s’épongea le front et laissa tomber : « C’est ce qui vous trompe, ma petite mère. Y va y en avoir, de la neige ! »
À six heures du soir, un camion de la B.B.C. arriva et se rangea sur le trottoir. Des techniciens en descendirent déroulant des câbles, choisissant les emplacements des caméras, faisant des marques à la craie sur le sol. À huit heures, la nuit tomba et des ingénieurs firent des essais d’éclairage, vérifiant les projecteurs. La foule, qui s’était encore grossie de plusieurs centaines de personnes, poussa des « Oh ! » et des « Ah ! » On déroula un tapis pourpre, qui masqua bientôt une grande partie du trottoir et, au-dessus de la porte d’entrée, on déploya un dais. Alors, trois camions frigorifiques arrivèrent, suivis de peu par dix géants de la garde royale, à cheval, en grande tenue, qui prirent place au pied des marches de l’entrée. Des camions, on se mit à extraire des blocs de neige que des hommes en salopette bleue étalèrent dans un rayon de vingt mètres autour de l’escalier d’honneur. D’autres, grimpés dans les étages, mirent en batterie deux ventilateurs géants qui soufflèrent de la neige sur les sapins. Les badauds s’épongeaient le front, ravis lorsqu’un flocon glacé venait leur caresser le visage. Deux pères Noël barbus vinrent se planter au pied du perron, probablement nus sous leur houppelande.
À dix heures du soir très précises, la première Rolls, immatriculée « corps diplomatique » et arborant un fanion aux armes du Koweit, vint se ranger devant l’hôtel. Deux hommes basanés, djellaba et lunettes noires, en franchirent les portières, tenues respectueusement par le chauffeur qui avait ôté sa casquette. Ils gravirent les marches, escortés par deux valets à la française, en perruque, porteurs de flambeaux grésillant sous la neige qui tombait drue. Un rêve, dans la nuit de la ville encore embrasée par la chaleur du jour : d’enthousiasme, les badauds applaudirent. Ils se détournèrent immédiatement en reconnaissant Betty Winckle, jaillie d’une Bentley, déshabillée par une robe du soir en paillettes blanches et diamants, au bras d’un cavalier inconnu, immense et bronzé, en smoking blanc. Les photographes crièrent « Betty ! Betty ! » et la star fut mitraillée sous tous les angles. En riant, elle retroussa sa robe pour que la traîne ne balaie pas la neige, et aux gens qui clamaient son nom, elle lança un percutant « Joyeux Noël ! » Une houle de rires secoua ses admirateurs.
Mais déjà, l’avenue était engorgée par les voitures qui faisaient la queue pour déverser leur chargement rare devant le 71. Il y eut des bousculades, et ce petit ballet comique et saccadé des chauffeurs se précipitant, des hommes aidant leurs compagnes. Une grosse dame couverte de bijoux glissa sur la neige, au moment où une voix anonyme criait : « Eh ! Maman ! C’est des faux ! » Elle chuta lourdement, pendant que plusieurs invités s’efforçaient de la redresser. Des valets arrivèrent à la rescousse, réussirent à la remettre sur pied et l’emportèrent, malgré son indignation. « Joyeux Noël ! » hurla la foule qui entrait dans le jeu. Illuminé de mille feux, l’hôtel rutilait, scintillant sous les éclairs de magnésium dont la lumière froide éclaboussait les branches basses des sapins, rendant à leurs cimes, restées dans l’ombre, une parcelle de leur mystère originel. La ronde des invités continuait. Les femmes, bravement, entraient dans le périmètre où tombait la neige, leurs coiffures protégées par des domestiques brandissant haut des parapluies. Les hommes riaient, s’interpellaient à haute voix, se reconnaissaient, faisant de grands gestes de la main, étonnés que certains soient de la fête, essuyant la neige sur un plastron. Un passant en chemise — un aigri probablement — se toucha le front de l’index et murmura pour lui-même :
« Ben merde alors !… »
Puis, il tourna les talons et se fondit dans l’obscurité moite et tiède de cette surprenante nuit d’août.
« Dis donc, ça te plairait de te faire un peu de fric ? »
Le garçon d’une vingtaine d’années qu’on venait d’interpeller se retourna lentement, son verre d’Alton Bitter dans les mains. Il avait un petit visage pâle et fermé, des yeux sournois et méfiants. Malgré son jeune âge, son teint plombé trahissait le type qui sort de prison. Il jaugea les deux hommes qui se tenaient devant lui, des costauds qui, visiblement, n’étaient pas des flics. Il hésita un instant et décida de faire une réponse aussi stupide que la question :
« Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai besoin d’argent ?
— On te demande pas si tu en as besoin, mais si tu veux en gagner une pincée.
— Vous êtes dans quoi, au juste ?
— Eh ! Marre ! Arrête de jouer les duchesses. Tu veux ou tu veux pas ?
— C’te connerie ! Bien sûr que je veux. Mais attention hein !… Ça dépend de ce qu’il faut faire. »
Ses deux interlocuteurs échangèrent un regard bref. L’un, le plus grand, se nommait Percy. L’autre, plus large et trapu, s’appelait Wise. Ils avaient l’air de ce qu’ils étaient de rôdeurs de quai, c’est-à-dire qu’ils ne détonaient nullement parmi les autres clients de l’Anchor Tavern, l’un des pubs les plus connus des docks, sur le Bankside. Ce fut Percy qui répondit :