« On veut faire une blague à des bourgeois. On veut chahuter un peu leur soirée, entre copains. Pour se marrer quoi !…
— Fallait le dire que c’était pour une blague ! J’aime rigoler, moi ! Combien !
— Dix livres.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Tu viens avec nous. On te donnera des détails dans le camion. »
Le garçon frappa le comptoir d’une pièce de monnaie pour attirer le barman. Wise, d’un geste large, l’arrêta ; jeta cinq shillings sur le zinc et lui dit d’un air amical :
« Laisse ! C’est nous qu’on régale ! »
Ils sortirent, dans le décor lugubre des docks, hérissé de grues, de proues, de carcasses métalliques. Non loin du pub, une camionnette de livraison attendait, anonyme. Le hayon arrière s’ouvrit :
« Allez, monte ! Tu vas faire connaissance avec des amis comme toi. »
À l’intérieur, ils étaient déjà une dizaine, tassés sur deux banquettes, fumant et faisant circuler entre eux une bouteille de Seagram’s, dont ils essuyaient le goulot d’un revers de manche, après y avoir bu. Au même instant, les premiers invités de Kallenberg commençaient à arriver sur le Mail. Depuis deux heures déjà, Percy et Wise faisaient la tournée des pubs. Ils avaient commencé par le Waterman’s Arms, dans Glengarnock Avenue, pour écumer ensuite le Round House de la Wardour Street, et l’Iron Bridge, sur l’East India Dock. Partout, ils avaient choisi des hommes jeunes, qui pouvaient, à la rigueur, n’eût-ce été leur air dur et soupçonneux, passer pour des étudiants.
Percy et Wise étaient les hommes de main de Bill Mockridge, l’homme à tout faire de l’International Shipping Limited, une filiale britannique d’une compagnie panaméenne de transports pétroliers. Wise, qui n’était pas sot — il avait été expert en écritures avant de se retrouver en prison pour faux et escroquerie — se doutait que Mockridge travaillait pour le Grec, l’un des plus puissants armateurs du moment. Mais, comme il n’était ni curieux ni bavard, que Mockridge l’avait sorti du placard en payant pour lui une forte caution, il n’avait jamais fait part de son idée à quiconque, même pas à Percy, qui était pourtant son meilleur copain. Avec Percy, il accomplissait les boulots les plus bizarres, tour à tour agent électoral, briseur de grèves, mettant parfois la main à la pâte pour corriger des gens qu’il ne connaissait pas, mais dont Mockridge lui avait affirmé qu’ils « n’étaient pas réguliers ». Aujourd’hui, Percy et lui avaient été chargés de recruter une centaine de voyous au sujet desquels il avait reçu des instructions très précises. Sur la base de dix livres chacun, ils devaient le suivre sur le Mail, au 71, et mettre un peu d’animation dans une soirée de richards. Pas grand-chose : en bousculer quelques-uns et semer la merde. Instructions du commando : en faire assez pour que la police se dérange, mais décrocher avant qu’elle soit en vue. Wise se demanda si ses demi-sels se montreraient à la hauteur, s’il pourrait les tenir bien en main. On verrait sur place. En attendant, il allait leur faire un petit speech pour leur expliquer ce qu’il attendait d’eux. Après quoi, il leur distribuerait leur argent. La camionnette freina et vint se ranger devant un immense hangar désert, lugubre, dans lequel Percy et lui avaient planqué leurs autres recrues. Wise consulta sa montre : dans une heure, l’heure H.
Raph Dun demanda au chauffeur de sa Cadillac de location d’accélérer. Il venait de passer devant la résidence de Kallenberg et c’était de la folie furieuse, quelque chose de délirant : il y avait des grappes de gens qui se battaient sur le perron pour mieux voir les invités, leur demander des autographes, les toucher, les contempler de près, en chair et en os. Les voitures stationnaient sur trois files, ce qui l’avait fait hésiter. Il ne voulait à aucun prix faire une entrée anonyme. Il souhaitait que la Cadillac s’arrête devant l’entrée, là où tombait la neige, que son chauffeur lui en ouvre la portière et qu’on l’applaudisse, comme les autres, au moment où il sortirait de la limousine, les deux filles à son bras. L’une d’elles demanda :
« Raph… Tu crois que c’est de la vraie neige ?
— Oui, ma poule, tu vas voir, ici tout est vrai, les bijoux, les tableaux…
— Gina, fait la blonde l’interrogeant, dis-moi si mes cheveux sont bien, en bas de la nuque.
— Parfaits, ils sont parfaits. Passe-moi ton rimmel… »
Kallenberg lui avait dit : « Amenez qui vous voulez. Tous vos amis sont les bienvenus chez moi. » L’armateur rayonnait de chaleur humaine. Les documents qu’on avait déposés à son domicile le matin même l’avaient enchanté. Au téléphone, il avait ajouté : « À ce soir, mon cher ami, nous trouverons bien le moyen de nous isoler pour parler de tout cela. » Raph s’en était rengorgé. Il avait donné rendez-vous à Londres à deux actrices, Gina, qui était arrivée de Rome deux heures plus tôt, et Nancy, une Française qui tournait précisément en Angleterre : elles s’étaient surpassées, la brune en blanc, la blonde en noir, évoquant les deux moitiés d’un domino. Peut-être qu’avant la fin de la nuit, elles se transformeraient en chair fraîche, pour l’ogre. Fraîche… enfin… Raph, qui avait une longue habitude de ce genre de soirées, savait par expérience qu’à un certain moment d’une trop longue nuit, les peaux les plus jeunes se flétrissent, les moins jeunes tournent comme de vieux soufflés et les plus anciennes, sous les craquelures du maquillage, laissent apparaître le parchemin ridé de la façade. La Cadillac, qui avait terminé son deuxième tour du bloc, faisait un troisième passage. Raph jugea que son entrée n’était pas encore assez assurée.
« Faites un autre tour ! dit-il au chauffeur.
— Il est aussi riche qu’on le dit ? demanda Nancy.
— Encore plus que ça.
— Plus riche que Satrapoulos ? » lança Gina.
Dun ne put s’empêcher de sourire :
« Disons qu’ils se valent. Mais vous savez, mes biches, dans les affaires, une foule de catastrophes peuvent survenir. Ça départage…
— Dis, Nancy, tu le connais toi ?
— Qui ça ?
— Kallenberg.
— Non. Et toi ?
— Non. Il est marié ? »
Raph y alla de son grain de sel, les interrompant :
« Oui. Il est marié. Et t’imagine pas qu’il va t’épouser. Il baise, mais il n’épouse pas. »
Il éclata de rire. Il enchaîna :
« Vous y êtes mes cocottes ? Prêtes pour l’entrée ? Alors on y va ! »
Il cria au chauffeur : « Stop ! »
L’autre réussit à se faufiler en deuxième position, ce qui n’était pas si mal. Il y eut un cri dans la foule : « Écartez-vous ! » On entendait la sirène d’une ambulance. Elle fut bientôt derrière la Cadillac, lui faisant des appels de phares autoritaires pour prendre sa place. Le chauffeur de Dun dut se déplacer, avant que Raph et ses compagnes puissent mettre pied à terre. Il s’arrêta cinq mètres plus loin, bloqué par le trottoir sur sa droite, et à gauche, à l’avant et à l’arrière par la marée de voitures. « Ne bougez pas ! cria le reporter… Je vais voir ce qui se passe ! » Il claqua la portière et vit deux infirmiers escalader au sprint les marches du perron, une civière sous les bras. Cinq secondes s’étaient à peine écoulées que les infirmiers, entourés d’une nuée d’hommes en smoking, gesticulant, réapparaissaient, ployant sous le poids d’une énorme bonne femme endiamantée, allongée sur la civière, son visage gélatineux et tressautant crispé de douleur. Malgré le tragique du spectacle, quelqu’un cria :