Il voyait maintenant la vieille ; elle s’était arrêtée de casser du bois. Elle dit :
« Qui êtes-vous ? »
Socrate susurra :
« Vous ne me reconnaissez pas ?
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Voyons…
— Je vous ai déjà tout dit.
— À moi ?
— Vous et les autres, vous venez pour la même chose.
— Pas moi. Je suis Socrate.
— Qui ça ?
— Socrate.
— Socrate ?… Socrate qui ?
— Enfin, maman, tu me reconnais… »
Elle resta interdite, dépassée, ne comprenant pas.
« C’est toi, Socrate ?
— Puisque je te le dis. »
La voix de S.S., malgré lui, s’était adoucie. Et il s’en voulait. Pourtant, cette créature usée, semblant faite de même bois noir qu’elle brisait, c’était sa mère. Il lui semblait inconcevable qu’elle ne l’eût pas reconnu du premier coup, que la voix du sang — quel bobard ! — n’eût point joué en sa faveur. Il est vrai qu’en ce jour d’août 1952, il y avait très exactement trente-trois ans qu’il ne l’avait pas revue. On change… Il revoyait la maison minuscule où il avait été élevé, dans le village de Moutalaski, perdu dans l’ancien pays de Cappadoce, en Turquie. Et une autre, plus tard, du côté de Salonique. Il se rappelait aussi l’appartement au pied du Pirée, derrière Nikéa, au bout de la rue Ikonioy, ses deux sœurs, son frère, sa mère qui les laissait seuls dans la journée pour aller travailler comme tricoteuse dans une boutique de lainages, son père, Alexandre, rêvant d’impossibles combinaisons pour devenir armateur, alors qu’il vivotait en employant quelques plongeurs qui allaient pêcher l’éponge. Et un autre village, en Turquie, alors qu’il était presque un bébé, et où des choses atroces avaient dû se passer, qui le tourmentaient parfois sourdement, sans qu’il puisse bien les préciser. En cette seconde, ne lui revenaient pas seulement des images, mais des odeurs, jalonnant l’espace où s’étaient situés les grands axes de sa vie, celle surtout du salon d’un coiffeur, à une autre époque, dans une autre bourgade, du côté de Smyrne, un mélange de violette, de transpiration, de vapeur d’eau et de crème à raser bon marché, au moment où l’homme vous enveloppait le cou des serviettes que sa femme mettait à bouillir une fois par semaine, le lundi, jour de fermeture.
« Ils sont venus, dit la vieille.
— Je sais, maman, c’est pour ça que je suis là.
— Qu’est-ce qu’on me veut ?
— On veut me nuire, à travers toi.
— Je ne peux pas te nuire. Je ne peux pas t’aider. Je ne te connais pas.
— Moi, je peux t’aider.
— Alors, casse du bois. »
S.S. s’empara de quelques branches. Maladroitement, il essaya de les casser. Athina les lui arracha des mains, avec une force insoupçonnable chez une femme de cet âge.
« Laisse ça ! J’ai eu un fils, peut-être, un jour, mais il est mort il y a plus de trente ans. Et si tu étais ce fils, je ne voudrais rien de toi, rien, pas même te voir !
— Maman…
— Maman !… Tu as attendu trente ans pour savoir si j’étais en vie ! Qu’est-ce que tu as fait encore comme bêtises ?
— Qu’est-ce que tu leur as dit ?
— Pourquoi ça t’intéresse ? As-tu réussi à te faire une situation ? (Malgré lui, S.S. ne put s’empêcher d’esquisser l’ombre d’un sourire)… Je le savais, que tu tournerais mal, je te l’avais assez répété !
— Tu me l’avais peut-être trop dit…
— Et ton frère, tu l’as aidé ? Et ton père ? Tu n’es même pas venu aux obsèques ! Et moi, regarde comme je vis !
— J’ai voulu l’aider ! C’est toi qui as refusé… maman. »
Malgré lui le mot lui écorchait la bouche. Un mot qui l’étouffait au point que sa propre épouse, dès qu’elle était devenue mère, ne lui inspirait plus le moindre désir. Même plus question de lui faire l’amour. Impossible. Le cri de la vieille lui vrilla les tympans :
« J’attends rien de toi ! Personne attend rien de toi ! Garde-la ton aide, j’en ai pas besoin. Je me suis débrouillée sans toi, je continuerai !
— Tu leur as parlé ?
— J’ai pas de comptes à te rendre ! Tu as voulu vivre sans tes parents, eh bien, continue !
— Tu peux pas comprendre…
— Ton père le disait, que tu avais des idées de fou ! Il avait raison ! Tu as rendu fou tout le monde autour de toi. »
Socrate serrait les doigts de toutes ses forces sur un morceau de bois qui résistait à sa pression et refusait de rompre. Comme à sept ans, il ne put que balbutier :
« Maman… je t’en prie… »
Et malgré lui, il hurla le reste de sa phrase :
« Tu ne t’es jamais occupée de moi ! Tu préférais mon frère ! »
Maintenant, la vieille pleurait, des sanglots secs, métalliques, insolites dans une gorge aussi usée.
« Va-t’en ! dit-elle… Va-t’en ! Ne reviens plus jamais !
— Écoute…
— Va-t’en ! »
D’un geste, elle montrait la porte. Elle chercha ce qu’elle pourrait dire de définitif…
« Tu es… un démoralisé ! »
D’instinct, elle avait retrouvé son expression favorite : « démoralisé ». Cela ne voulait rien dire en soi, mais dans sa bouche, avec le recul du souvenir, les cinq syllabes se métamorphosaient pour Socrate en mot-cauchemar, celui de la discorde et de toutes ses révoltes.
Quand il avait quitté la maison, il avait seize ans. Pendant quatre années, il s’était enivré de cette liberté toute neuve et avait joui de supplanter son père, en jouant son rôle, en vivant ses rêves, en réussissant là où il avait échoué. Ce qui n’avait pas eu l’air d’épater sa mère, ni de l’émouvoir. Déçu et vaguement mal à l’aise devant l’indifférence du seul public qu’il souhaitait étonner, ne sachant plus très bien pour qui il devait prouver quoi, désireux de ne pas perdre son prestige tout en gardant ses distances, il s’était offert le luxe de leur envoyer de l’argent pendant quelques années. En y repensant, il se rendait compte que c’était beaucoup plus pour leur prouver qu’il en avait et leur faire sentir le poids de sa jeune puissance que par devoir filial.
Et puis ç’avait été le tourbillon, sa première affaire, son premier bateau, son premier milliard, sa première épouse. Que pouvait-elle comprendre à ce triomphe, cette étrangère en noir qui le traitait en petit garçon ? Il ne l’avait pas choisie pour mère, lui. Et qu’y pouvait-il, si au lieu de le baptiser Machiavel, elle l’avait prénommé Socrate ? À son niveau, comment pouvait-elle concevoir, même pas concevoir mais imaginer, son exceptionnelle ascension ? Dès le début de sa réussite, frêle encore, mais qui ne demandait qu’à s’épanouir, il avait considéré sa famille comme un poids, un morceau de fonte qui le tirait par le bas les jours de doute, quand il se demandait si, tel Icare, il n’était pas monté trop haut. Et voilà qu’aujourd’hui, à la suite d’un mauvais tour, son sort était lié à l’humeur de cette vieille paysanne dont il avait tant voulu rayer, férocement, le souvenir de sa vie. Pourquoi, comme tant d’autres, n’était-il pas né orphelin ?
Qu’avait-elle dit à ces types ? Et si elle leur avait parlé, combien de temps faudrait-il à Kallenberg pour exploiter ses propos ?
« Va-t’en !
— Une dernière fois…
— File, ou alors… »
Incroyable : Athina avait saisi un bâton et l’en menaçait !
« Ne reviens jamais plus ! Et si je meurs avant toi, je t’interdis de suivre mon convoi funèbre ! Je te maudis ! »