Выбрать главу

« Pourquoi ne m’avez-vous pas accompagné à Londres ? Je vous l’avais proposé.

— Vous savez bien que j’ai horreur de ce genre de soirée. Vous semblez soucieux ? Avez-vous des ennuis ? »

Il posa les yeux sur Wanda. Elle avait l’air sincère :

« Des masses. »

Il lui prit la main et la baisa doucement :

« Vous avez bien fait de ne pas venir. Tout s’est terminé d’une façon épouvantable. Vous lirez les journaux… Parlez-moi plutôt de vous. Qu’avez-vous fait ?

— Oh !… Moi… Je me suis ennuyée… J’ai lu… J’ai regardé la mer… »

Il gardait sa main dans la sienne. Elle était avec lui comme un enfant et, pourtant, elle était et resterait jusqu’à la fin des temps, tant que les hommes auraient une mémoire, la plus belle femme du monde. Il la connaissait depuis cinq ans déjà et faisait tout pour qu’elle ne lui échappe pas, la comblant de cadeaux qui la laissaient indifférente, envoyant un avion la chercher au bout de la terre, pour qu’elle revienne à bord. Au début, Lena avait manifesté de l’humeur. Puis elle s’était habituée, considérant à son tour la Deemount non plus comme une personne vivante, mais comme une légende prisonnière d’un argonaute. Pas une rivale, un mythe. Il est vrai que les relations de Socrate et de la Deemount se situaient à un niveau que n’aurait pu comprendre l’homme de la rue. Il l’avait aperçue à New York, à la fin de la guerre, alors qu’elle sortait de son hôtel pour s’engouffrer dans une voiture. Ce jour-là, il s’était juré de l’approcher, de la conquérir et de la garder captive. Il avait appris qu’elle gardait un appartement à l’année au Waldorf, où elle séjournait entre deux vagabondages. À prix d’or, il avait loué la résidence contiguë à la sienne, au dernier étage de la plus haute tour du palace. Fiévreusement, il avait consulté le Prophète pour savoir à quel moment il avait le plus de chances de ne pas se faire éconduire en l’abordant.

Un jour, l’heure H était arrivée. Par le concierge dont il avait acheté la complicité, il savait qu’elle allait sortir d’un moment à l’autre. C’était maintenant ou jamais. Il allait et venait dans sa chambre, bouleversé à l’idée de faire trois pas sur le palier, le cœur étreint par une émotion qui lui rappelait le premier rendez-vous de son enfance : Marpessa, quatorze ans, maigre, sale, insolente, superbe. Sauf qu’aujourd’hui, il n’avait pas rendez-vous. Comment allait-elle réagir quand il lui adresserait la parole ? Il préféra ne pas y penser, estimant qu’il improviserait… s’il en était capable. Il fonça dans la salle de bain et, bien qu’il eût été fin prêt pour cet instant attendu depuis des mois, il rectifia le nœud de sa cravate noire, vérifia soigneusement si nul débris de tabac ne souillait ses dents, courut jusqu’à la porte d’entrée et l’entrouvrit. La porte en face était toujours close. Il hésita, sortit dans le couloir, fit quelques pas indécis, se dirigea mollement vers l’ascenseur, ne sachant pas s’il devait faire mine, quand la Deemount apparaîtrait, d’y monter ou d’en descendre. S’il avait l’air d’en descendre, il lui serait pratiquement impossible d’amorcer une conversation. En revanche, s’il feignait d’y monter, il pourrait dévaler une cascade d’étages à ses côtés, dans la petite cabine tendue de velours bleu nuit, respirer son parfum, se repaître de sa présence, la frôler peut-être. Mais lui dire quoi ? Quels mots ? Il ne savait plus ! Il en avait tellement préparé depuis si longtemps qu’ils lui faisaient défaut au moment crucial. Il enragea de posséder tant de pouvoirs dans autant de domaines, sauf le plus minable d’entre tous, celui de dire à une femme qu’elle lui plaisait, précisément parce qu’elle lui plaisait ! Pourquoi était-il donc si audacieux pour conquérir ce qui le laissait de marbre — l’argent par exemple, ou d’autres femmes, parfois — et si timide dès qu’il avait vraiment un désir précis ? Pourtant, il avait la certitude que, s’il franchissait ce premier pas, il réussirait là où les autres avaient échoué, dans ce domaine précis où ceux qui étaient jaloux d’elle affirmaient méchamment que la divine créature n’avait jamais été gâtée.

Quel âge pouvait-elle avoir ? Sacrilège ! Il s’en voulut de s’être posé la question : est-ce que les rêves ont un âge ? Il était encore un jeune homme quand il l’avait vue dans un de ses premiers films. Comme des millions d’hommes en même temps que lui, il avait été frappé au cœur par l’intensité de sa beauté, douloureuse à force d’être parfaite. Il s’était juré de l’approcher, de lui parler, de la connaître et, à l’époque, de la vénérer. Par la suite, alors que lui-même se hissait aux sommets de la puissance, il avait envisagé de vivre son rêve d’une façon plus réaliste : après tout, cette femme n’était qu’une femme, et ceux qu’elle avait supportés à ses côtés n’étaient pas des dieux, mais des hommes, comme tous les hommes qui se pliaient à sa loi à lui, jour après jour.

Il s’était fait tenir au courant de ses moindres déplacements, tissant autour d’elle un invisible réseau d’informations qui lui étaient transmises du monde entier par des hommes à sa solde, mais reculant toujours l’instant de l’aborder. Il avait longuement hésité à lui faire des cadeaux somptueux, dignes de lui et dignes d’elle, pour finalement choisir la banale solution des fleurs à jet continu, qui ne risquait pas de la froisser. Il n’avait pas osé se faire connaître, imaginant mal que son pouvoir et son nom aillent jusqu’à la faire fléchir comme la première venue. Maladivement timide quand il s’agissait d’elle, ne pouvant se résigner, malgré tous ses raisonnements, à la considérer autrement que l’inaccessible symbole de ses jeunes années.

Sentant fondre son courage, il tenta farouchement de se persuader qu’elle mangeait, que ses pieds touchaient terre, qu’il lui arrivait de dormir. Était-ce possible ?

Le bruit de la porte qui claquait le tira de ses songes : elle était là, alors qu’il se trouvait à mi-chemin de l’ascenseur et de son appartement. Saisi de panique, oubliant totalement s’il avait décidé de partir ou de faire semblant d’arriver, il resta planté stupidement au milieu du couloir, figé ; pendant qu’elle arrivait droit sur lui, vêtue d’un très simple et léger manteau de toile beige, ses éternelles lunettes de soleil sur les yeux. Elle passa tout près de lui, comme un étincelant navire de haut bord passe à côté d’un naufragé : sans le voir. Sans un regard, elle s’engouffra dans l’ascenseur, ne vérifiant même pas s’il était à l’étage. Il y était, visiblement destiné, de toute éternité, à se trouver là à l’instant précis où elle daignait apparaître. À nouveau, il se retrouva seul, battu de vitesse par les événements. Il remarqua alors que les roses qu’il lui avait envoyées étaient toujours devant sa porte et que, pas plus que lui, elle n’avait semblé les voir. Il se sentit vulnérable et fragile : c’était raté… À ce moment, il l’ignorait encore, mais il n’allait plus la voir pendant un an.

« À quoi pensez-vous ?

— À vous. À la façon dont j’avais essayé de vous approcher avant de vous connaître. »

Wanda eut un petit rire :

« Existiez-vous seulement avant de me connaître ? »

Il l’observa avec gravité :

« Parfois, je me le demande. »

Lâchant sa main, il ajouta :

« Je suis fourbu. Je prends un bain et je me change. À tout de suite. »

Il rejoignit son appartement, la tête pleine d’elle, plus du tout dans le présent. Un peu plus tard, alors qu’il se savonnait distraitement, lui revinrent en mémoire les détails de la deuxième rencontre. À Rome, cette fois, chez des amis communs qui connaissaient sa passion pour elle. À toutes les craintes dues à son premier échec s’ajoutait une autre hantise : sa petite taille. La Deemount avait une bonne tête de plus que lui. Pendant que la maîtresse de maison les présentait l’un à l’autre avec une insupportable ironie, il essayait désespérément, tout en bafouillant de vagues formules de politesse, de gagner à reculons les premières marches d’un escalier intérieur : s’il y arrivait, il était sauvé !