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Il était en peignoir de bain quand on frappa à la porte :

« Mme Deemount demande si vous êtes prêt ? »

Curieusement, il fut agacé de voir à quel point les états d’âme de Wanda dépendaient de sa présence. C’était une responsabilité qu’il n’avait précisément pas envie d’assumer ce soir-là. Il cria :

« Dites-lui que je viendrai dès que je serai prêt. »

Et, illico, il décida d’aller se soûler chez Epaphos, un ancien marin qui tenait une boîte interlope dans une ruelle perpendiculaire aux quais du Pirée. Le Grec y avait ses aises, aucun journaliste n’avait jamais réussi à y mettre les pieds et, quand l’orchestre se déchaînait, ça chauffait ! Il décida de filer à l’anglaise sans donner la moindre explication. Il enfila dans l’ordre une chemise, une veste et un pantalon dont il bourra les poches de liasses pour distribuer aux musiciens et payer la casse de la vaisselle, quand la fête serait finie. Et merde pour Kallenberg ! Il sortit à la dérobée, mit un doigt sur ses lèvres en croisant ses marins — ni vu ni connu ! — , gagna l’échelle de coupée sur la pointe des pieds et sauta comme un jeune homme dans le canot où l’attendait déjà son second. Et merde pour tout le monde !

Il était sept heures du matin. Jack Robertson, secrétaire particulier du secrétaire général de la Tate Gallery s’adressa à sa femme, entre ses dents, sans cesser de tourner sa cuillère dans sa tasse de thé :

« Eve, voulez-vous, je vous prie, regarder dans la boîte aux lettres si le journal est arrivé ? »

En haussant les épaules, son épouse, en peignoir douteux, se dirigea vers la porte, l’ouvrit et parcourut l’allée dallée de trois mètres de long qui la séparait de la barrière d’entrée de son pavillon. Elle prit dans la boîte un exemplaire du Daily Express, ne lui jeta pas un regard et revint dans le living-room, l’air maussade. Elle ne pouvait pas supporter que son mari soit égoïste au point de faire du bruit en se levant, alors que sa propre mère à elle dormait toujours dans sa chambre du premier. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait des accrochages avec Jack à ce sujet, mais on aurait juré qu’il faisait exprès de faire le plus de bruit possible pour lui déplaire, pour la provoquer. Après tout, elle était chez elle. Même lorsqu’on est marié depuis trente ans, ce genre de précision a son importance. Si ce n’est dans la maison de leur mère, où iraient-ils donc habiter ? Est-ce que Jack avait été capable d’économiser suffisamment pour acheter quoi que ce soit ? Non ? Alors ? Pourquoi ne comprenait-il pas qu’il était toléré, et que le fait d’être hébergé comporte en revanche quelques devoirs ?

Elle jeta le quotidien sur la table. Jack feignit de ne pas voir la façon agressive dont elle le lui avait lancé. Il arracha la bande postale et parcourut la une d’un air suprêmement détaché, sa tasse de thé dans la main droite. Il s’attarda sur une photo qui occupait trois colonnes : on y voyait une vieille femme, debout sur le perron d’une maison en ruine, mangeant on ne sait quoi dans une gamelle que lui disputaient des chèvres. La légende précisait : « C’est sa mère ! » La mère de qui ? Jack s’énervait régulièrement sur les titres racoleurs des journalistes, misant sur la curiosité de leurs clients obligés de pousser plus avant leur lecture pour se faire une idée de la chose annoncée. Il trouvait le procédé déloyal, d’autant plus ce jour-là que, en fait d’explication, la mention : « Voir notre article en page 8 », en lettres minuscules, suivait l’embryon de légende. Jack, maugréant, fut obligé de reposer sa tasse pour utiliser ses deux mains. Quand il eut trouvé la page 8, il hocha la tête et fit :

« Hum… Hum…

— Quoi ? », aboya Eve.

Le secrétaire du secrétaire général laissa tomber :

« Ce n’est pas convenable.

— Quoi donc ? »

Il la regarda, avec dans l’œil une lueur féroce.

« C’est ce milliardaire, ce Grec, Satrapoulos…

— Eh bien ?

— Il laisse sa mère mourir de faim.

— En effet, ce n’est pas convenable. C’est même criminel. »

Jack Robertson toisa son épouse et lança sa flèche, le dernier petit plaisir qu’il pouvait s’offrir, avec la bière brune :

« Ce n’est pas à cela que je fais allusion. Chacun est libre de faire ce qu’il lui plaît avec sa mère. Je pense simplement qu’il n’est pas convenable d’étaler la vie privée des gens dans un journal. »

Midi, rue de Lourmel, Paris XVe. France-Soir ! Une dame s’approche du vendeur. Elle tend ses pièces de monnaie et s’empare de l’édition toute fraîche. Elle l’enfouit dans son cabas, entre des bottes de poireaux et deux salades. Elle entre dans un bistrot, s’accoude au comptoir et commande un café. La serveuse le lui apporte.

« Bonjour, madame Thibault !

— Ça va, petite ? »

Elle met trois sucres dans sa tasse — une manie contractée pendant la guerre, provoquée par la panique d’en manquer —, touille le mélange soigneusement et avale le café d’un trait, d’un mouvement sec en renversant la tête, comme un verre d’alcool. Elle repose la tasse dans sa soucoupe, allume une gauloise, sort son journal de son sac à provisions, le déplie et commence à en tourner les feuilles sans les regarder vraiment, jusqu’à ce qu’elle arrive à la page hippique. Elle la déchire en prenant bien garde de ne pas l’abîmer, froissé distraitement le reste du quotidien qui choit à ses pieds, dans la sciure du bar. Elle extrait de ses cheveux un crayon noir, bloqué entre sa nuque et l’angle externe de son oreille gauche, caché jusqu’à présent par les mèches raides. Avec attention, elle pointe les partants de la sixième course de l’après-midi, à Auteuil. Elle est indécise, ne sachant sur quel champion porter son pari. Puis elle marmonne :

« Et merde ! Boule-de-suif ! »

Elle traverse la salle du café, salue un type en gilet de flanelle assis derrière un guéridon de marbré :

« Ça roule, Émile ? Tiens, voilà ! Tu me les mets sur Boule-de-suif dans la sixième. »

Elle lui jette un billet, il écrit quelques mots et lui rend un carton qu’elle empoche. Elle revient au zinc et dit :

« Donne-m’en une autre. »

La serveuse lui apporte un second café dans lequel elle laisse tomber quatre sucres, qu’elle fait fondre pensivement. Sous sa semelle, elle sent un relief. Elle retourne le pied et aperçoit un mégot rivé au cuir par du chewing-gum. Elle dit : « Saloperie ! » et s’essuie sur la une du journal qui se déchire.

Son regard est arrêté par un cliché sur cinq colonnes représentant une vieille clocharde bouffant à la même gamelle que des chèvres. À cet instant, Mme Thibault voit le journal à l’envers. Du bout du pied, elle le fait pivoter et lit le titre de la photo : « Son fils est milliardaire, elle vit de charité. » Elle se baisse péniblement, car elle a un lumbago chronique, jure parce que le chewing-gum s’est accroché à ses doigts, s’en dépêtre enfin, en hypocrite, en l’écrasant sous le rebord du comptoir, et lit la légende : « Cette pauvresse en haillons a pourtant donné le jour à l’un des hommes les plus riches du monde : le milliardaire armateur Socrate Satrapoulos. Nos reporters ont découvert l’indigente sur une colline, dans un hameau de soixante habitants du nord de la Grèce. Pour toute ressource, elle n’a que le lait de ses chèvres et quelques lapins. Son fils, qu’elle n’a pas vu depuis plus de trente ans, ne lui a jamais versé aucun subside (suite en page 4). » Mme Thibault hoche la tête, allume sa seconde gauloise au mégot de la première et déclare à la serveuse qui ne l’entend même pas, car le bruit de l’eau giclant sur les verres qu’elle lave l’en empêche :