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« C’est dégueulasse, les riches ! On se crève à leur torcher le cul quand ils sont mômes, et quand ils ont du pognon, ils se le gardent comme des salauds, sans même en filer un peu de temps en temps à leur vieille ! »

Huit heures du matin. Médée Mikolofides est allongée toute nue sur la table que son masseur a placée dans un angle de la chambre. Le masseur vient régulièrement tous les jours œuvrer sur ce corps énorme. Il ne tarit pas d’éloges sur la forme physique de sa cliente bien que la vieille ressemble à un gros poisson mort et huileux. Elle a des poils plus qu’il n’en faut, qu’on devine prêts à partir à l’assaut du ventre, de la poitrine et des bras, comme tout le monde, mais aussi du dos, des vertèbres lombaires aux vertèbres cervicales. Sous ce duvet brun, la peau est molle, malsaine. Les doigts du masseur s’y enfoncent sans qu’aucune élasticité se manifeste. De la viande restée trop longtemps sans voir la lumière du jour : comme beaucoup de Méridionaux, Médée déteste le soleil. Arc-bouté au-dessus d’elle, le masseur geint et souffle :

« Moins fort, Michael, moins fort…

— Fatiguée ?

— Embêtée. »

Médée pense au scandale auquel elle a été mêlée : quel besoin son gendre a-t-il de donner des fêtes ? À quoi bon vouloir éblouir ? Et éblouir qui ? Est-ce qu’elle a cherché à en installer, elle ? Et pourtant, n’est-elle pas l’une des femmes les plus riches du monde ?

« Soyez gentil, Michael, branchez la radio. Je veux entendre les cours de la Bourse. »

Une vieille habitude. Pourtant, ce matin, l’esprit de « la veuve » est ailleurs. Elle a encore en mémoire les éclats de sa conversation avec Kallenberg.

Elle ne l’a pas ménagé. Elle lui a dit tout ce qu’elle rêvait de lui dire depuis longtemps. L’autre l’a laissé faire, acceptant d’être tancé comme un petit garçon. Il n’a eu qu’un moment de révolte, lorsque sa belle-mère lui a donné l’ordre de renvoyer Irène à la maison. Il a répondu : « Avec plaisir ! Et qu’elle y reste ! » Médée a demandé à parler à sa fille. Irène est venue, bien longtemps après — elle était soi-disant dans son bain — alors que les aiguilles tournaient, et que la note du téléphone s’allongeait : pourquoi les enfants gaspillent-ils l’argent que leurs parents ont eu tant de mal à gagner ?

« Non, maman, il n’est pas question que je vienne en Grèce. Mon mari a des ennuis et je ne veux pas déserter le navire ! »

Son mari… Un bellâtre ambitieux et grande gueule, incapable d’agir avec méthode, forçant la chance jusqu’au jour où il se casserait la figure… Entre-temps, le masseur a mis le poste en marche, et pendant qu’elle se faisait triturer l’épine dorsale, « la veuve » entend :

« … découverte dans le Nord de la Grèce. Elle vit de lait de chèvre et de racines, et accuse son fils de ne lui avoir jamais porté assistance… »

Qui ça ? Médée prête l’oreille tout en étouffant un gémissement :

« Moins fort, Michael ! Moins fort, quoi ! »

Le speaker enchaîne :

« Nous n’avons pu encore joindre Socrate Satrapoulos, mais vous allez entendre les accusations portées contre lui par sa mère… »

La vieille s’est dressée comme si elle venait d’apercevoir une vipère glissant entre les mains de Michael qui lui aussi a entendu. Tous deux se figent, attendant la suite. Elle vient. C’est une litanie d’insultes, soigneusement provoquée par le journaliste :

« Comment était-il quand il était gosse ?

— Sale. Et voleur.

— Est-ce qu’il aimait son père ?

— Il n’a jamais aimé que lui-même.

— Et à l’école, il avait de bons résultats ?

— On l’a renvoyé de partout. Aucune école n’en a voulu plus de huit jours.

— Pourquoi ?

— Il avait déjà le mal dans le corps. »

Médée se retourne vers Michael qui écoute avec avidité. Elle rugit :

« Alors ? Qu’est-ce que vous attendez pour me masser ? Je vous paie pour quoi ? »

Michael fait un geste vers elle. Elle le repousse avec rage. Elle saute de la table et part au galop vers la sortie :

« Nom de Dieu ! Je vais savoir ce que c’est que cette nouvelle connerie ! »

Au moment où elle s’apprête à sortir, Michael intervient : « Madame Mikolofides… Prenez au moins cette serviette… Vous êtes nue ! »

6

Lorsque l’avion atterrit à Baran, le Grec précisa à son pilote :

« Ne vous éloignez pas de l’appareil. Restez à votre poste avec le radio. Ils seraient capables de faucher l’avion ou de le démonter pour le revendre en pièces détachées. »

Sur la piste, Satrapoulos aperçut une voiture qui venait dans sa direction, une Rolls, bien entendu, portant un fanion aux armes de Baran. Il se pinça violemment les narines et souffla très fort, pour déboucher ses oreilles. Il entendit alors le chuintement des pneus de la voiture sur le goudron en ébullition. Un homme en sortit, ouvrit la portière arrière et s’effaça pour laisser passer S.S. Socrate, dès qu’il avait lu les journaux du matin, avait appelé Hadj Thami el-Sadek, le priant de le recevoir de toute urgence. Il se trouvait à Rome où il avait vendu onze pétroliers fatigués à un consortium d’hommes d’affaires italiens. Lena, après la soirée de Londres, avait tenu à se rendre en France, invitée pour un long week-end à Saint-Jean-Cap-Ferrat par des amis français. Quels amis ? Elle ne le lui avait même pas dit. Il n’allait pas la revoir de quelques jours, car elle lui avait annoncé qu’elle partirait pour New York aussitôt après.

« Avez-vous fait un bon voyage ? »

Satrapoulos jeta les yeux sur son compagnon, dont il savait qu’il était le conseiller très écouté de l’émir de Baran. L’homme était jeune, vêtu à l’orientale, et parlait un anglais sans accent : études de droit international à Londres, probablement, avant de retourner faire la loi chez lui.

« Excellent, je vous remercie. J’ai eu le prince ce matin, et il m’a annoncé qu’il était en parfaite santé.

— Oui, parfaite, bien qu’il ne néglige pas sa peine.

— C’est un homme remarquable et un souverain très avisé. Puissions-nous avoir les mêmes en Europe. »

L’Arabe sourit :

« Vous ne manquez pas de grands hommes.

— Oui, tant qu’ils ne sont pas au pouvoir. Ensuite, ils sombrent dans la démagogie pour être réélus. Quelle grandeur peut résister à ce régime ?

— Vous semblez regretter la monarchie ?

— Je déplore simplement que le système démocratique pousse tout pouvoir vers la démagogie. »

Le conseiller lança avec humour :

« Ma foi, ce n’est qu’une situation inversée. Jadis, vos monarques poussaient le peuple à la courtisanerie. La bassesse a changé de camp, c’est tout. Il s’agit d’une affaire de nombres. »

À son tour, le Grec sourit. La voiture filait sur une route plate, dans un paysage parfaitement plat où il n’y avait rien, strictement rien. Le sol, le ciel, le soleil. Et en dessous, peut-être, le pétrole, bien que les forages n’aient jamais rien donné jusqu’à présent. Avaient-ils eu l’idée d’en faire effectuer dans la mer, au large ? La route semblait se dérouler dans du vide, droite dans un espace sans limite, semblant partie de rien pour arriver nulle part. Baran, c’était à dix kilomètres. À l’inverse des agglomérations européennes, rien n’indiquait que la ville existât, aucune approche, aucun faubourg. Simplement, elle était là, on y entrait comme dans un mur, par une avenue large bordée de buildings modernes, une douzaine. Au bout de l’avenue, la route s’arrêtait tout net après deux kilomètres rectilignes dans le sable. Et là encore, il n’y avait plus rien, qu’une vague piste qu’on devinait aux traces laissées par les caravanes au long des siècles.