L’émir l’écoutait sans mot dire, le fixant de ses petits yeux noirs et rusés. S.S. reprit son souffle :
« Puis, j’ai eu le bonheur de vous approcher, et j’ai appris par la rumeur publique de quelle admirable façon vous viviez, ce que vous prépariez, vos buts politiques, votre sagesse. Alors, j’ai compris une chose : des affaires, j’en fais tous les jours. Mais des hommes comme vous, je n’en ai jamais rencontrés. L’intérêt que j’ai à rester votre ami s’efface devant l’admiration que je vous porte. Si vous pensez que je vous flatte, tant pis. Je ne suis pas un orateur, je n’ai pas une grande culture, je m’exprime très mal. Mais je m’y connais en hommes. Je vous ouvre mon cœur simplement, avec maladresse, mais avec sincérité. »
Satrapoulos se tut, bouleversé par son propre discours. Sans le quitter du regard, l’émir demanda d’un ton feutré :
« De quelle famille voulez-vous parler ?
— Une famille ?
— Vous m’avez dit : « C’est souvent dans notre propre « famille que se cachent nos ennemis. »
— Altesse, il m’est très difficile de vous en parler. »
El-Sadek eut une moue amusée :
« Vous êtes pourtant venu pour cela. »
Et il ajouta, d’une voix très douce :
« Alors ? Quelle famille ? »
Décidément, il ne l’aidait pas ! Le Grec se jeta à eau.
« La mienne, prince.
— Voulez-vous me dire qu’un membre de votre famille a cherché à vous nuire ?
— Effectivement, c’est ce que je dis.
— Et qui donc ? »
Satrapoulos se demanda jusqu’à quel point l’autre allait le prendre pour un imbécile. Néanmoins, il entra dans son jeu :
« Herman Kallenberg.
— J’ignorais que vous fussiez du même clan. »
Le Grec estima qu’el-Sadek forçait un peu la note. Il ne put s’empêcher de laisser tomber le masque une seconde, précisant d’une voix plus sèche (mais à quoi bon, n’avait-il pas tous les atouts à la portée de la main, dans sa serviette ?) :
« Votre Altesse est trop bien informée pour ne l’avoir pas su, elle a dû l’oublier. Kallenberg est mon beau-frère. Son épouse est la sœur aînée de ma femme.
— En effet, je l’avais peut-être oublié… Et… en quoi votre beau-frère est-il votre ennemi ?
— C’est lui qui a fait éclater contre moi cette ridicule et déshonorante campagne de presse.
— C’est très fâcheux… Bien entendu, je suppose que vous en avez la preuve.
— Bien entendu. C’est par lui que j’ai appris ce qui se tramait contre moi.
— Peut-être voulait-il vous rendre service, afin que vous empêchiez ce scandale qui allait l’éclabousser lui-même ?
— Absolument pas. S’il m’en a informé, c’était pour mieux me faire comprendre que lui seul avait les moyens de l’arrêter.
— Si je comprends bien, vous affirmez que M. Kallenberg, dans un premier temps, a allumé la mèche d’une bombe destinée à vous perdre. Et dans un second, vous a proposé d’éteindre lui-même ce qu’il venait d’allumer ?
— C’est bien cela, prince.
— Mais dites-moi… Pourquoi ?
— Pour que je me retire d’un marché à son profit.
— Vraiment ? Et lequel ?
— Le transport du pétrole brut des différents émirats du golfe Persique qui sont précisément placés sous votre haute autorité morale.
— Je crains que M. Kallenberg et vous-même ne m’accordiez des pouvoirs que je n’ai pas. »
Il prit un long temps, et poursuivit :
« Où a eu lieu cette conversation que vous avez eue avec M. Kallenberg ?
— À Londres, le soir même où il a donné la fête qui s’est terminée dans les conditions que vous savez.
— Oui… J’en ai entendu parler. Et mes conseillers aussi, dont j’ai peur qu’ils soient, comme vous le dites en Europe, « plus royalistes que le roi ». Effectivement, cette fête, ajoutée à la campagne de presse déclenchée contre vous, ne fait pas une très bonne publicité à votre famille. Vous me disiez que cette conversation avec votre beau-frère s’était déroulée à Londres. Y avait-il des témoins ?
— Altesse, je ne pense pas qu’une tentative de chantage puisse avoir lieu devant témoins.
— Vous avez parfaitement raison. Mais je ne puis m’empêcher de le regretter. C’est très fâcheux, vraiment.
— Dois-je comprendre que Votre Altesse met ma parole en doute ?
— Qu’allez-vous chercher là ! Je ne l’ai jamais mise en doute. Personnellement, jamais. Mais je ne suis pas le seul. Les autres ? »
Le Grec avait-il sous-estimé les capacités du vieux ? Toujours est-il que les choses ne se passaient pas du tout comme il l’avait souhaité. Peut-être avait-il déjà signé avec Barbe-Bleue ? Mais que lui avait donc proposé l’autre, qu’il ne puisse lui proposer lui-même ? Sur le plan du scandale S.S. s’était arrangé pour que Kallenberg et lui soient à égalité. Quel jeu jouait l’émir ? Et s’il n’avait pas encore signé, voulait-il simplement faire monter les enchères ? Ce fut el-Sadek qui enchaîna :
« Ah ! Monsieur Satrapoulos !… Comme il est triste de voir des familles désunies… »
Il avait dit cela d’un air patelin et navré. Le Grec, voulant se rebiffer, tomba dans son piège :
« Le hasard des mariages, la loterie des caprices des femmes n’ont jamais réellement formé ce que l’on appelle une famille. La famille, ce sont des gens qui appartiennent à votre sang. »
El-Sadek le contra en beauté, suave :
« Mais je n’ai jamais dit autre chose ! En parlant de familles désunies, je ne faisais allusion qu’à vos rapports avec Madame votre mère. Et croyez bien que je ne cherche ni à m’y immiscer ni à connaître les motifs de ce qu’on vous reproche. »
Le Grec se retint de bondir, mieux valait rester calme. Il hocha la tête avec compréhension :
« Altesse, j’ai lu, comme vous dites, ce qu’on me reproche. Si cette chose était vraie, je serais un monstre. Tout homme n’a qu’une mère dans sa vie. Tout homme qui abandonne sa mère dans le besoin n’est pas digne de vivre. »
Voilà que lui aussi, gagné par l’ambiance, tombait dans le lieu commun et la fleur de rhétorique ! Il poursuivit, d’une voix posée et amère :
« Toutes les informations que vous ayez lues sont fausses. Elles sont la preuve que l’amour de la possession et de la puissance peuvent dégrader un être humain. Au moment où ces photos truquées ont été prises en Grèce, ma mère, la vraie, se trouvait à Paris, à l’hôtel Ritz, avec deux valets de chambre et sa gouvernante. D’ailleurs, regardez… »
Fébrilement, il sortit une liasse de documents de sa serviette :
« Regardez cette vieille paysanne, là, sur la photo… Comparez maintenant avec le vrai visage de ma mère… »
Il montrait un cliché représentant une dame âgée, élégamment vêtue, parée de bijoux, l’air très fatiguée — pour tirer le portrait de l’irascible Tina, les deux sbires de Satrapoulos avaient dû la bourrer de tranquillisants.
« Altesse, ces deux personnes ont-elles quelque chose de commun ? »
L’émir se pencha sur les clichés, flairant l’entourloupette, ne sachant très exactement d’où elle venait mais appréciant le sel de la situation, deux hommes richissimes venant à lui pour lui faire des grâces et dont le sort, en grande partie, dépendait de son bon plaisir et aussi, évidemment, des sommes ou autres avantages qu’ils seraient prêts à lui verser pour emporter le contrat. Il feignit de se concentrer longuement sur les photos :