« Effectivement… il ne s’agit visiblement pas de la même personne.
— Demain, prince, le monde entier le saura. Chacun apprendra par quels procédés on a voulu me perdre, chacun pourra apprécier.
— Quelles sont vos intentions ?
— Attaquer en diffamation tous les journaux, je dis bien tous, qui se seront faits l’écho de cette fausse nouvelle. Et bien entendu, les contraindre à passer un rectificatif égal en surface à ce bobard. Mes avocats s’en occupent déjà.
— Et M. Kallenberg ?
— La justice immanente l’a déjà puni.
— Quand passeront vos rectificatifs ?
— Les premiers, demain, dans les quotidiens. Quant aux magazines internationaux, lors de leur prochaine parution. Ce soir, les stations de radio européennes diffuseront la conférence de presse que va faire ma mère à Paris.
— Voilà qui est une belle vengeance.
— Pas une vengeance, Altesse, une simple justice. J’ai tenu à ce que vous en soyez le premier averti pour que cette traîtrise ne puisse ternir, à travers l’amitié dont vous m’honorez, l’admiration que vous portent vos fidèles.
— Je vous sais gré d’avoir pensé à cet aspect du problème. Et je vous suis reconnaissant que vous puissiez me fournir l’occasion de vous justifier aux yeux des miens. Voyez-vous, nous avons gardé chez nous une moralité intransigeante… médiévale. Il m’aurait été très difficile, voire impossible, de poursuivre nos relations si les accusations qui étaient portées contre vous n’avaient été fausses. Aucun de mes sujets n’aurait pu tolérer sans malaise que je reçoive un homme n’accomplissant pas son devoir envers la personne sacrée de sa mère. Le fait que vous soyez là témoigne de la confiance que je vous porte.
— Je voudrais que vous m’accordiez une autre faveur insigne, demanda le Grec d’une voix humble.
— Parlez.
— Tous mes navires ne tournent pas à plein. Je voudrais que vous m’autorisiez à faire une navette permanente avec des cargos-citernes qui apporteraient à Baran des milliers de tonnes d’eau douce. Il n’est pas juste que les arbres ne poussent pas dans un pays aussi attachant.
— Ah ! Monsieur Satrapoulos… c’est un gros problème !…
— Bien entendu, pendant que ces bateaux tourneraient, je ferais, avec votre autorisation, effectuer de nouveaux forages. »
L’émir ironisa :
« Pour trouver du pétrole, merci bien !
— Non, Altesse. Pour trouver de l’eau. Si vous me le permettez, dans huit jours, cinquante de mes ingénieurs seront sur place. »
Voilà un langage qu’entendait el-Sadek. En souriant, il rétorqua, ouvrant la voie à tous les espoirs du Grec :
« Mais dites-moi, si votre flotte transporte de l’eau, comment pourra-t-elle, dans le cas où nous conclurions un marché, acheminer le pétrole des différents émirats que je contrôle ? »
Le cœur de Satrapoulos cogna très fort dans sa poitrine : allait-il enlever le morceau ? En tout cas, il semblait tenir le bon bout. Sur un ton badin et indifférent, l’émir continuait :
« À propos, savez-vous que M. Kallenberg m’a fait des offres supérieures à celles que vous m’aviez proposées ? »
On abordait enfin les choses intéressantes…
« De combien ?
— Dix pour cent.
— C’est beaucoup d’argent.
— Certes. Mais ce sont beaucoup de bénéfices. D’ailleurs, après ce qui s’est passé à Londres, il m’est désormais difficile de traiter avec votre beau-frère. J’ai eu également des offres américaines…
— Au même tarif que Kallenberg ?
— Dix pour cent en plus.
— Je vous propose dix pour cent en plus de ces dix pour cent.
— Pouvez-vous faire un effort supplémentaire ?
— Pas dans le sens que vous pensez, non. Mais avant que cette déplorable affaire n’éclate, je voulais vous faire une surprise… Si vous l’acceptez, bien entendu. Et si c’était oui, vous me porteriez chance.
— Je vous écoute.
— Voilà. Je pense que, dans dix ans, toutes les conceptions que nous avons sur la marine marchande seront périmées. Pour un tonnage égal, le nombre de navires sera moindre. Plus les cargos sont grands, moins ils occasionnent des coûts de fret. Jusqu’à présent, leur tonnage le plus grand n’a jamais dépassé dix mille tonnes. J’ai l’intention de faire construire des pétroliers de plus en plus énormes. Trois sont actuellement en chantier en Norvège, dont l’un est un géant. En port en lourd, il atteindra dix-huit mille tonnes et sera le plus grand du monde. Je voudrais le baptiser de votre nom : Hadj Thami el-Sadek. »
L’émir s’attendait à une discussion très serrée de marchands de tapis, mais pas à ce genre de proposition. Elle le flattait et l’éblouissait, allant au-devant de ses ambitions les plus secrètes.
« Je suis très honoré que vous ayez songé à me confier ce parrainage. J’accepte de grand cœur.
— Merci, Altesse. Mais ce n’est pas tout… »
Le Grec avait gardé son offre la plus juteuse pour l’« allegro vivace » final, une offre à laquelle même un gouvernement n’aurait pu résister. Il distilla ces paroles que but el-Sadek, de plus en plus fasciné :
« Si notre collaboration prend forme, je souhaiterais placer les trois quarts de ma flotte sous pavillon de Baran. »
Cette fois, malgré toute la ruse et le contrôle du vieillard, Satrapoulos lut dans ses yeux qu’il était estoqué. Pour cacher son trouble, el-Sadek feignit de réfléchir avant de laisser tomber :
« Noble ami, votre offre flatteuse comporte des avantages et des inconvénients. Je ne peux prendre seul une pareille décision. Il faut que j’en réfère à mon conseil. »
Le Grec se retint pour ne pas rire : son conseil ! Quelques types en guenilles qu’il manœuvrait comme il le voulait, qui exécutaient ses ordres avec adoration. Il regarda l’émir : il rêvait. Et S.S. était bien trop fin pour ne pas savoir de quoi. El-Sadek faisait des calculs vertigineux… Dix pour cent plus dix pour cent plus dix pour cent, cela faisait trente pour cent… Le plus grand pétrolier du monde à son nom, le Hadj Thami el-Sadek… Et des dizaines de navires faisant flotter l’étendard de Baran sur toutes les mers du monde, son étendard…
C’était le début de perspectives fabuleuses, peut-être même la reconnaissance à l’O.N.U. de l’État de Baran, ce qui lui permettrait de tirer un maximum des gouvernements auxquels il accorderait sa voix, lors des votes décisifs. Actuellement, il lui était impossible d’exercer ce genre de chantage ; tout au plus pouvait-il se permettre de flirter avec les uns et les autres sans accorder de préférence à aucun. Il ne tenait pas à se faire bouder par les Américains pour avoir favorisé les Russes, ou être mis en quarantaine par les Européens pour un marché passé avec les Japonais. Son seul recours était de traiter avec des armateurs privés, assez puissants pour l’alimenter en armes, assez riches pour assurer son indépendance financière. Dès le début, Kallenberg ne lui avait pas paru faire le poids. Trop vaniteux, trop préoccupé par sa propre personne, de l’effet qu’il produisait sur autrui. Satrapoulos lui semblait plus rusé, plus mûr, plus efficace. Ne venait-il pas de le prouver en retournant en sa faveur une situation qui lui était contraire ? C’est sur lui qu’il fallait miser et prendre appui, jusqu’au jour où il siérait assez fort pour se passer de ses services et jouer sa propre carte sur le plan de la politique mondiale. Ils verraient alors ce qu’était un vrai cheik, et ce que pourrait donner l’union — sous la bannière de Hadj Thami el-Sadek — de tous les émirats de l’Arabie Saoudite ! Il revint sur terre, oubliant les fausses réticences qu’il avait manifestées et l’état d’attente dans lequel il voulait maintenir l’armateur :