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« Bien entendu, vous me paierez en dollars à un compte suisse numéroté dont je vous donnerai le chiffre.

— Altesse, jubila Satrapoulos, bien entendu. Il sera fait comme il vous plaira.

— Tout est donc parfait… Et maintenant, mon frère, si vous voulez vous reposer, vos appartements vous attendent. »

S.S. fut contrarié par cette invitation qui n’était pas prévue au programme. Il avait projeté de rentrer en Europe le soir même, à Genève plus précisément, où il avait pris rendez-vous avec ses banquiers pour le lendemain. El-Sadek dut sentir sa réticence secrète. Pour une raison inconnue, mystérieusement, il insista :

« Vous me feriez un immense honneur en acceptant mon hospitalité. »

Engagée de cette façon l’affaire était mal partie : Socrate ne pouvait refuser sans risquer de le blesser. Au diable les banquiers ! Un marché pareil valait bien quelques sacrifices. Il s’inclina :

« Altesse, vous répondez à mes vœux les plus intenses. Votre invitation est un immense honneur pour moi. Je l’accepte avec bonheur, puisque vous ne m’en jugez pas indigne. »

Quand le Grec sortit de la ridicule petite maison, ébloui de joie par la victoire qu’il venait de remporter, il faillit esquisser un pas de sirtaki devant le conseiller qui lui tenait grande ouverte la porte de la Rolls : c’était plus fort que lui, mais chaque fois qu’il gagnait une partie, il lui fallait se retenir pour ne pas danser !

Vu de près, c’était une petite planète brune, hérissée de cratères dont certains suintaient l’humidité. Vu d’un peu plus loin, on constatait qu’il s’agissait du mamelon d’un sein, énorme, cerné d’une île violacée qui faisait sur la peau, malgré son hâle, une violente tache foncée. Selon que le sein s’avançait ou s’éloignait, le Grec en percevait de multiples visions différentes qui ouvraient les portes à des délires variés. Parfois, la pointe lui frôlait le visage, les lèvres et il se retenait de toutes ses forces pour ne pas le prendre à pleine bouche, le sucer, en sentir le goût.

En fait, il était affreusement gêné par la situation tout à fait imprévue dans laquelle il se trouvait. Ce n’était pas désagréable, non, mais il n’osait pas se laisser aller à un plaisir qu’on le forçait presque à prendre. Il refusait confusément d’entrer dans la peau du personnage qu’on voulait lui faire jouer.

Les filles, pourtant, avaient l’air de trouver sa position naturelle. Il était allongé dans l’eau fumante d’un bassin, creusé à même le sol d’une gigantesque salle de bain et des dizaines de mains le savonnaient doucement, insistant sur les zones sensibles de son corps, juste assez pour l’énerver, pas assez pour le détendre. En restant l’hôte de l’émir pour la nuit, il n’aurait jamais imaginé qu’il se retrouverait livré pieds et poings aux pensionnaires d’un harem.

Il voulait prendre, non qu’on le prît, et il se sentait idiot, frustré de n’avoir pas l’initiative, mal à l’aise d’être passé à côté de ce qui, à ses yeux, était le propre de l’homme : conquérir. Là, il n’y avait rien à conquérir, il n’y avait qu’à se laisser faire, être l’objet, redevenir enfant, ce qu’il avait en horreur et ce à quoi, dans le plus secret de son âme, il aspirait avec révolte. Il avait beau refouler cette idée, elle l’envahissait malgré lui, assiégeant sans pitié sa mémoire : il avait trois ans et sa mère le lavait. Il percevait par bouffées la force de ce sentiment ambivalent qui le poussait à s’abandonner au plaisir de cette caresse, en même temps qu’il était saisi par une terrible envie de fuir. Il avait l’impression que les filles pouvaient lire ces pensées sur son visage, et il en avait honte.

Et encore, le plus dur était fait. Quand il était entré dans sa chambre, il avait réellement pénétré dans un tableau d’Ingres, peuplé d’odalisques aux gorges gonflées, anachroniques et souriantes, dont certaines faisaient de la musique, d’autres, des bouquets de fleurs : comment une telle scène pouvait-elle être réelle, à l’ère des jumbo-jets ? Quelques-unes s’étaient approchées de lui et, en transparence, sous les voiles qui les recouvraient, il avait vu la tache sombre du pubis, là où le tissu collait au corps, au hasard des mouvements. Certaines s’étaient agenouillées devant lui, délaçant délicatement ses chaussures. Il avait horreur de cela, mais n’avait pas osé les repousser. Chacun de leurs gestes était une caresse qui lui faisait passer un frisson de la pointe des orteils à la racine des cheveux. Puis, elles l’avaient étendu sur une couche immense, recouverte de peaux de bêtes souples et fraîches et avaient entrepris de le dévêtir.

Le Grec n’en menait pas large. Il puisait la plus grande partie de son assurance et de sa force à contraindre les autres, par le charme, la persuasion, la colère ou la douceur, promenant autour de sa personne une aura de luxe et de puissance à laquelle il était difficile de résister. Et il y avait les mots, dont il avait appris depuis longtemps l’art de leur faire dire ce que ses interlocuteurs souhaitaient entendre, même si c’était le contraire de ce qu’il pensait. Or, depuis qu’il était entré dans cette chambre, aucune parole n’avait été échangée, aucune phrase, réduisant la scène dont il était le héros involontaire à la dimension souveraine d’un acte pur.

Les rares fois où il avait ouvert la bouche, pour accompagner un geste timide de protestation, elles l’avaient regardé en souriant, sans répondre, comme si elles avaient été muettes ou n’avaient pas compris. Pourtant, certaines étaient des Européennes et devaient connaître l’une des langues que Socrate avait parlées. Comment avaient-elles pu être dressées au point de se comporter réellement en esclaves ? S.S. ignorait à laquelle de celles qui étaient penchées sur lui appartenaient les mains qui lui dégrafaient son pantalon.

Par saccades, il éprouvait une irrésistible envie de fuir : il n’aimait pas son corps, le trouvait non accordé à son intelligence, en retard sur les élans de son cœur, enveloppe ratée et indigne de ses aspirations esthétiques. Il était souvent furieux de penser que n’importe quel connard anonyme, bellâtre de quartier ou ravageur de plages, possédait, sans l’avoir acheté ni mérité, ce que son argent lui-même n’aurait pu lui obtenir, vingt centimètres de plus. Bien sûr, il affectait de mépriser les « grands cons », comme il le disait parfois à propos de Kallenberg, mais secrètement, il les jalousait, même lorsqu’ils rampaient devant lui et qu’il leur donnait des ordres. Il savait parfaitement qu’une fois allongé auprès d’une femme, il pouvait leur rendre des points, mais la plupart du temps, il fallait vivre debout. Quand on lui ôta son slip, il était si contracté que, malgré ce harem chauffé à blanc, il n’était pas en état de turgescence, ce qui le gêna encore plus. Des mains le prirent sous le dos, sous les aisselles, il fut redressé et littéralement porté jusqu’au trou d’eau bleue et parfumée où on l’allongea avec délicatesse, le soutenant à mesure qu’étaient immergées certaines parties de son corps. Maintenant, les doigts qui le palpaient dans un océan de mousse s’attardaient avec une précision diabolique sur tous les endroits sensibles. Sans bien savoir pourquoi, désespérément, il essaya de résister à la sensation voluptueuse qui l’envahissait, comme si y succomber eût été la plus horrible des défaites. En vain, il essaya, pour lui barrer le chemin, d’évoquer la trogne des banquiers suisses, puis le scandale dont il avait failli être la victime, puis le visage haineux de sa mère lorsqu’elle l’avait maudit, puis… puis rien.