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— Non. Je voudrais tant être votre amie. »

Depuis ce jour, si lointain déjà, il ne l’avait même plus effleurée, fût-ce du bout des doigts. Mais leurs liens, dominés par cette idée sous-jacente d’un acte interdit, étaient d’une solidité à toute épreuve. C’est peut-être pour cette raison que les amours meurent, pas les amitiés : en amitié, on ne va jamais jusqu’au bout de son attirance, on ne peut en faire le tour complet. On a toujours faim de l’autre. En amour, on se rassasie trop vite. Vérité qu’il avait payée cher pour l’apprendre : elle avait écorné sa vanité. Heureusement qu’une nuit comme celle qu’il venait de passer le dédommageait de cet agaçant épisode : on ne fait pas tous les jours l’amour à un harem au grand complet. Il s’ébroua. Avant de prendre-congé de l’émir, il tenait à lui manifesté sa gratitude.

En descendant de l’avion, Peggy était d’une humeur de chien. Elle avait espéré pouvoir débarquer à New York avec son Degas sous le bras. Ses nouveaux amis européens l’en avaient dissuadée avec force, lui jurant que les droits de douane étaient si exorbitants qu’ils défiaient l’imagination. La mort dans l’âme, elle avait dû se résigner à le laisser en dépôt à la Chase Manhattan de Londres, décidée à le passer en fraude à la première occasion, dès qu’on lui aurait indiqué la combine.

Elle n’avait pratiquement pas fermé l’œil depuis quarante-huit heures, mais l’excitation de la soirée chez Kallenberg avait chassé d’elle toute idée de sommeil. Elle avait profité du vol pour mettre au clair les notes dont elle allait tirer son reportage, un angle original, quelque chose de fameux qui n’aurait rien à voir avec le fait divers sinistre dont les quotidiens allaient abreuver leurs lecteurs. Elle chercha Julien des yeux au contrôle des passeports, ne le vit pas mais le retrouva un peu plus tard, montant la garde à la réception des bagages. Catastrophe : à ses côtés, il y avait deux types qu’elle ne pouvait pas encaisser parce qu’ils lui avaient fait des avances à plusieurs reprises. Un nommé Heath, rédacteur en chef adjoint du Bazaar, bellâtre imbu de son importance, et un petit photographe pâle dont le culot monstrueux lui faisait horreur. Heath s’avança, un sourire qu’il devait juger irrésistible sur les lèvres :

« Hello !

— Hello !… rétorqua Peggy d’une voix sans timbre et sans chaleur. Puis, au chauffeur :

— Julien ! Voici mes tickets. Portez les bagages à la voiture.

— Peggy… », intervint Heath.

Elle détestait qu’il l’appelle par son prénom.

« Oui ?

— Jennifer Cabott m’a chargé de vous dire…

— Plus tard ! Vous voyez bien que je débarque !

— C’est une question de minutes !

— Ne me faites pas rire… »

Le photographe pâle s’était rapproché, espérant bien que son patron allait perdre la face devant cette débutante snobinarde.

« Peggy !… Le type à interviewer repart de New York dans trois heures.

— Quelle importance ? J’irai le voir demain, où qu’il se trouve.

— Peggy !… On boucle dans deux jours ! On a tout essayé, rien à faire, il ne reçoit personne… Il n’y a que vous qui…

— Pas de pommade ! Je suis fatiguée.

— Jennifer ne compte plus que sur vous ! C’est un scoop !

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Politique.

— Comment il s’appelle ?

— Baltimore.

— Connais pas. Dans ce foutu pays, il y a des milliers de Baltimore.

— Scott Baltimore ! C’est le propre fils d’Alfred Baltimore II ! » cria presque Heath d’un ton de reproche.

Peggy étouffa un sourire : pour la prendre en défaut sur le Gotha américain, il aurait fallu que ce prétentieux se lève tôt ! Elle connaissait parfaitement les tenants et les aboutissants du clan Baltimore. Elle prit un air étonné :

« Quel intérêt, ce… Scott ?… détachant la dernière syllabe comme on se débarrasse d’une mucosité gênante.

— Il n’a que vingt-deux ans et il se présente à la députation ! Il vient de fonder un parti politique, les « Novateurs » !

Peggy se retourna vers le chauffeur :

« Julien, amenez mes bagages à la maison. »

Et à Heath :

« Allons-y. Je vous accorde une heure, pas une minute de plus. J’ai envie de prendre un bain.

— Merci Peggy ! Merci ! »

En rencontrant le regard de son photographe, Heath regretta d’avoir prononcé ces mots : le petit crevard avait l’air de se foutre de lui ! Il aurait voulu pouvoir lui dire merde, mais, aux États-Unis, les Nash-Belmont n’étaient pas de la crotte, et on ne trouvait pas des Peggy à la pelle sous le sabot d’un cheval. Il se contenta de bougonner :

« Allons-y… »

Maria était nerveuse. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, mais son contrat précisait formellement qu’elle ne devait pas quitter Athina Satrapoulos d’une semelle, ni jour ni nuit. Elle avait donc été contrainte de partager la chambre de la vieille dame. Toutes les fois où elle s’était sentie gagnée par la somnolence, elle avait fait un énorme effort pour en émerger. L’estafilade qui barrait sa joue était là pour lui rappeler que sa cliente était dangereuse.

Dans le courant de la matinée, Tina avait manifesté le désir de tricoter et des valets lui avaient apporté ce qu’il fallait.

Maria ne l’avait pas quittée de l’œil, sachant très bien que, dans ses mains fripées, les terrifiantes aiguilles seraient des armes redoutables. Sans la perdre de vue, elle était restée vissée au téléphone, donnant ses ordres pour qu’on active la venue de l’invitée de Mme Satrapoulos. L’idée lui paraissait à la fois cocasse et absurde, parce qu’elle créait un précédent dans un palace et mettait dans une position fausse les larbins fielleux : à mourir de rire.

Enfin tout était réglé. L’invitée serait là dans moins d’une heure. On était allé la chercher en Grèce par avion spécial, hélicoptère spécial et personnel spécialisé. Des hommes en bleu étaient venus dans l’appartement voisin, le 504, afin de tout préparer. Maria sentait rejaillir sur elle des miettes de la puissance de Satrapoulos. Elle n’avait qu’à parler pour être obéie, interprète docile des plus subtils désirs de la mère de l’armateur. Le Ritz semblait lui appartenir, et son personnel, et son directeur dépassé par les événements. Pour cacher le désarroi dans lequel le plongeaient les fantaisies de la vieille, il avait fait inonder l’appartement de fleurs, les dédiant à Maria avec un grand sourire hypocrite. L’infirmière savait très bien qu’Édouard Fouillet était coincé : ou il en passait par les caprices de Tina, ou il encourait les foudres du Grec. À tout hasard, il avait essayé de la flatter, lui faisant des compliments sur l’efficacité de sa thérapeutique, alors qu’on s’apprêtait à nager en pleine folie. Maria n’avait pas répondu à ses avances désespérées, se retranchant froidement derrière la phrase :

« Mme Satrapoulos est une femme remarquable et extrêmement originale. »

Après tout, Maria n’était qu’un instrument dans cette mise en scène à grand spectacle sur laquelle le rideau allait bientôt se lever. Elle soupçonnait que, au-delà de la farce, devait se situer des intérêts dont elle devinait l’importance sans bien en saisir les arcanes. Elle était payée, elle jouerait le jeu, espérant en tirer ultérieurement des avantages, rester par exemple au service permanent de Mme Satrapoulos.

Il y eut un remue-ménage dans l’appartement voisin, des éclats de voix. Sans doute, la décoration qui était imposée pour l’arrivée de l’invitée avait-elle déplu à l’un des artistes maison. Tina croisa ses aiguilles d’un mouvement vif qui les firent cliqueter et, d’instinct, Maria fut sur ses gardes. Mais non, tout allait bien, la vieille était tranquille. C’était stupéfiant, ce changement : quarante-huit heures plus tôt, elle avait vu apparaître une clocharde dépenaillée et puante, et maintenant, elle avait pour vis-à-vis une gentille dame aux cheveux gris, coquette dans sa robe noire, tricotant paisiblement et la regardant avec un bon sourire. Quelle métamorphose ! Tout de même, il ne fallait pas trop s’y fier, les volte-face risquant d’être foudroyantes. Maria l’avait appris à ses dépens.