À trois reprises, il avait eu l’homme de confiance de Kallenberg à l’appareil, mais s’en était tiré en contrefaisant sa voix, prétendant qu’il « était le secrétaire de M. Dun, mais que M. Dun était parti en reportage ». L’autre lui avait demandé, d’un ton sec, d’avoir la bonté de prévenir son patron qu’il devait joindre Herman Kallenberg par tous les moyens et de toute urgence : qu’ils aillent au diable ! Après tout, il n’était pas responsable de ce fiasco. Derrière ce micmac, une main innocente avait tiré les ficelles, et Kallenberg était mieux placé que lui pour savoir à qui elle appartenait. Naturellement, s’il s’était rendu en personne dans le village de la vieille, il aurait pu vérifier si les clichés rapportés par ses reporters représentaient vraiment la mère de Satrapoulos. Mais Dun n’était pas égoïste. Il aimait que chacun participe à ses entreprises. Son rêve aurait été de donner des ordres, de faire réaliser ses idées sans mettre lui-même la main à la pâte. Il concevait parfaitement un univers forgé à son caprice, dans lequel son verbe aurait été générateur de grandes actions accomplies par des milliers d’exécutants. Les basses besognes le rebutaient, et l’assommaient les contacts avec des gens de condition médiocre que les nécessités de sa profession plaçaient parfois sur sa route, entre lui-même et ses fins de mois. Pourquoi devait-il justifier son existence par un travail, au lieu d’être nourri par ces millionnaires qui le trouvaient si drôle, ou ces femmes ennuyeuses, désœuvrées et ennuyées qui lui juraient ne pas pouvoir se passer de lui ? En dehors de leur argent, qu’est-ce qu’ils avaient donc, tous ces gens-là ? Et sans lui, qui les amusait, que feraient-ils de leurs soirées ?
« Voulez-vous un jus de fruits ?
— Champagne. »
Il regarda l’hôtesse qui l’avait immédiatement repéré parmi les autres passagers, mais ne lui trouva rien qui puisse l’exalter. À tout hasard, pour voir, il la rappela :
« Mademoiselle !
— Monsieur ? »
Il l’obligea à se pencher vers lui et lui glissa à l’oreille :
« Vous descendez à quel hôtel ? »
Sur le même ton de confidence, elle lui glissa :
« Je retourne à Paris tout à l’heure et repars pour Londres ce soir…
— Ah !… »
Dun était dépité. Ce mot Londres avait provoqué une crispation de son estomac. Il répondit :
« Dommage… On se reverra peut-être sur une autre ligne…
— Peut-être. Voulez-vous que je vous donne mon téléphone à Paris ?
— Oui, oui… Si vous voulez… »
Sur un ton distrait. Il n’en avait rien à faire, de son téléphone à Paris : c’était exactement comme s’il avait déjà couché avec elle. Dans un bouquin de Huysmans qu’il avait lu — il était resté enfermé pendant trois jours dans une chambre du Quartier latin avec une étudiante américaine qui faisait des études en Sorbonne sur la littérature française au XIXe et, entre deux étreintes, avait dû l’aider à s’imprégner de l’ouvrage qui était titré À rebours — dans ce bouquin, donc, il y avait un type qui s’appelait Des Esseintes, un personnage épatant, bien que le livre soit plutôt rasoir. Ce Des Esseintes, c’était un cas : pas d’ennuis d’argent, un valet de chambre, une cuisinière, un hôtel bourré d’objets rares, inutiles et raffinés parmi lesquels une tortue vivante dont la carapace était enchâssée de pierres précieuses de telle façon que la lumière, lorsque l’animal se déplaçait pour aller bouffer ses feuilles de salade, s’accrochait aux joyaux et en renvoyait le reflet dans l’appartement, comme ces boules de faux cristal tournoyant, le temps d’un tango ou d’une valse musette, dans les bals nègres du XVe arrondissement. Un jour, Des Esseintes doit partir pour Londres — merde ! encore Londres ! Ses bagages sont prêts, à ses pieds. Il est en avance, assis dans un fauteuil. Son larbin lui apporte un xérès et, pendant qu’il le sirote, il imagine son voyage, la gare Saint-Lazare, le ferry-boat, le train, la gare Victoria, ses amis qui l’attendent sur le quai, leur voiture, ce qu’il mangera le soir, de quoi ils parleront, la journée suivante, qu’il passera d’une certaine façon, dans tel musée et tel salon de thé, tel restaurant, et le retour, dans l’ordre inversé de ces futilités déprimantes, la voiture des amis, l’adieu des amis à Victoria Station, le ferry-boat, la gare Saint-Lazare, son salon enfin. Quand son maître d’hôtel vient le prévenir qu’il est l’heure de s’en aller, il lui répond :
« Non merci, je ne pars plus. Je suis déjà de retour. »
C’était exactement le sentiment que Raph éprouvait souvent : il était déjà de retour, revenu de tout sans y être forcément allé. Quand il était las, les femmes lui devenaient insupportables, mijaurées, mièvres en mal de mots et dont il pouvait supputer, à certains détails du visage, grain de la peau, forme et couleur des yeux, dessin de la bouche, plantation des cheveux, tout le plaisir qu’il en pourrait tirer. Parfois, son imagination allait si loin qu’il les avait possédées avant même de les avoir étreintes. Dans ces conditions, à quoi bon faire un effort ?
« Nous allons atterrir dans quelques instants… Nous vous prions d’attacher vos ceintures. »
Par le hublot, Dun voyait la mer et la longue langue de plage, serpent ocre-jaune ondulant contre le cobalt de l’eau… À peine arrivé dans le hall de l’aéroport, il tomba sur Lise, grande famille et petite cervelle — les Loeb, pipelines en tout genre.
« Qu’est-ce que tu fais là ?
— J’arrive, tu vois.
— Tu restes longtemps ?
— Sais pas encore.
— Tu vas à Cannes ?
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Formidable ! Viens avec moi !
— Où ça ?
— Chez Danielle. On s’emmerde, on est cinq filles.
— Danielle qui ?
— Dis donc, tu as la mémoire courte ! Danielle !… »
Danielle Valberger, la plus belle propriété de la Côte. Elle avait voulu mourir pour Raph. Enfin, elle s’en était vantée. Et même, paraît-il, avait vraiment essayé de le faire. Dun, qui la considérait comme une tragique, genre qu’il vomissait entre tous, avait jugé plus sage de partir en voyage, le temps que la crise se tasse.
« Elle va bien ?
— En pleine forme !
— Qui sont les autres ?
— Il y a Mimsy… Eliane… Marina… Ça fait trois… Danielle et moi, cinq. C’est marrant de te rencontrer, ce matin encore on a parlé de toi. Il était terrible, ton reportage. »
Raph sentit la petite araignée lui mordre l’estomac une fois de plus :
« — Quel reportage ?
— Sur Harlem. »
Il l’avait oublié, celui-là… Il avait la sensation que tout le monde était au courant de son ratage. Il poussa un soupir, à demi rassuré :
« Qu’est-ce que tu viens faire ici ? »
Lise ouvrit de grands yeux et s’exclama :
« Zut ! J’allais oublier ! T’as pas vu Nicole dans l’avion ?
— Nicole qui ?
— D’Almerida.
— Pas vue, non. Tu es marrante, toi, avec tes prénoms. Comment veux-tu que je m’y retrouve ?