— Salaud, tu les connais toutes. Elle a dû rater l’avion. Allez, viens, je t’embarque !
— Qui t’a dit que je venais ?
— Tu as déjà vu un homme refusant une invitation dans un harem ?
— Pourquoi êtes-vous seules ?
— C’est le père de Danielle. Il a dû rentrer à Paris. Il a accepté de laisser sa descendante dans son domaine, à condition que ses gentilles petites camarades lui servent de duègnes. Leur tête, quand elles vont te voir ! »
Dun hésitait, perplexe. Lise insista :
« Viens d’abord te baigner et prendre un verre. Si tu nous trouves trop moches, tu pourras toujours aller voir ailleurs. Tu as une bagnole, non ? J’ai la mienne. Pas de bagages ? Parfait ! Tu comprends, c’est moi qui suis de corvée. On a tiré au sort entre nous pour savoir qui viendrait attendre Nicole. Chouette ! Un homme au pensionnat ! »
Il y a tout de même de bons moments dans l’existence. Raph était en maillot, couché sur un matelas pneumatique, un verre de scotch à la main. Son radeau dérivait lentement dans la piscine, poussé par des mains bronzées, fines, délicates, aux ongles soignés et effilés. Sur le patio, un électrophone moulait de la musique de jazz. Droit devant lui, la tête tournée vers le ciel, il apercevait la pointe d’un cyprès et les ovales minuscules et argentés des feuilles de la plus haute branche d’un olivier d’âge canonique — il paraît que l’architecte qui avait construit la villa l’avait ordonnée autour de cet arbre vénérable. Les deux jambes de Raph pendaient mollement dans l’eau tiède, le whisky coulait glacé dans sa bouche et lui explosait ensuite dans la gorge en petites boules de feu. L’instant était si rare qu’il en oubliait presque Kallenberg, l’humiliation subie et les ennuis qui tôt ou tard allaient s’abattre sur lui. Après tout, il s’en fichait ! Qu’on continue à le pousser ainsi, au bout du monde sur son matelas flottant, son verre à la main, les pieds dans la flotte et ces menottes délicates dans ses cheveux, que pouvait-il souhaiter de mieux ?
Maintenant, les cinq filles l’entouraient, jouant avec perversion les mères de famille attentionnées envers un beau bébé, feignant de se prendre à leur simulacre pour mieux jouir du trouble provoqué par ce corps long et musclé, ce corps d’homme. Même Danielle s’y était mise, appuyant sans rancune sa tête brune sur son épaule, afin que ses amies, qu’elle surveillait du coin de l’œil, ne lui volent pas ce creux.
« Là… Il est beau, disait Marina, c’est mon gros poupon. »
Et doucement, du dos de la main, elle lui frôlait la poitrine en un va-et-vient lent et agaçant. Même les doigts de Mimsy, qui lui passaient et repassaient sur les orteils, causaient à Dun un profond changement de son métabolisme. La tête toujours tournée vers le ciel, il palpait de la main une épaule, une cuisse, sans bien savoir à qui elles appartenaient. Sensation divine… Pourquoi était-il né à Paris fils de droguiste, au lieu de voir le jour au pays des harems ? Dans le fond, l’Occident aussi pouvait offrir des instants de grâce. Il aurait voulu les épouser collectivement :
« Voulez-vous vous marier avec moi ?
— Laquelle de nous ? répondirent les filles en riant…
— Toutes les cinq !
— Oh ! Il est affreux ! On le flanque à la mer ? »
Au-delà de la piscine, il y avait une pelouse sur laquelle s’échinaient à longueur d’année des jardiniers. Elle descendait en pente douce jusqu’au rivage, bordée de lauriers-roses et de sauge. Sur la plage privée, on avait construit un minuscule embarcadère contre lequel se blottissait un hors-bord.
« Tu es bien, salaud ? demanda Lise.
— Ça me rappelle un reportage que j’ai fait dans les mines, du côté d’Hénin-Liétard. En moins douillet.
— Tu sais qu’il y en a beaucoup qui voudraient être à ta place ?
— Il faut les faire venir, mon chou… Il faut les faire venir… »
Après tout, entre un « milliardaire authentique et lui, quelle différence ? Il vivait dans les mêmes endroits, fréquentait les mêmes personnes, savourait les mêmes mets, tutoyait les mêmes gens, s’habillait chez le même tailleur et roulait dans les mêmes voitures. Bien sûr, les autres payaient pour cela. Ils avaient les milliards. Et alors ? Il se dédommageait en se laissant faire la cour par leurs filles et l’amour par leurs femmes, ou leurs maîtresses. Qui était le mieux nanti, eux ou lui ? Il se rendit compte brusquement que ces mains caressantes taquinant son corps des pieds à la tête commençaient à produire leur effet. Ces petites garces le faisaient-elles exprès ? Une ultime vague chaude dans tout le ventre le prévint que la cote d’alerte était dépassée. À l’instant où il commençait à braver la décence, il poussa un cri d’Indien et hurla, en se laissant basculer dans l’eau :
« Vous ne m’aurez pas ! Je ne serai pas l’objet d’un viol collectif ! »
Les jeunes femmes éclatèrent d’un rire un peu faux, un peu trop bruyant, tandis qu’il s’éloignait d’elles en se laissant glisser au fond de la piscine.
8
Depuis quarante-huit heures, tout était prétexte à Kallenberg pour piquer de terrifiantes colères, qui le laissaient épuisé, violet de rage, au bord de l’apoplexie. Son entourage, pourtant habitué à ses déchaînements de violence, ne l’avait jamais vu dans cet état. Chacun filait doux, rasait les murs et faisait l’impossible pour ne pas avoir affaire à lui. Il se trouvait toujours à Londres quand il avait lu la presse, écho de son désastre personnel. Le choc avait été si profond qu’il l’en avait traumatisé, provoquant un énorme silence là où, logiquement, on eût attendu une explosion. Herman s’était enfermé dans son bureau, drogué par sa défaite, incapable d’en connaître les causes ni d’en tirer la leçon. Momentanément…
Une heure plus tard, il émergeait de son anesthésie, faisait chercher Dun, ne le trouvait pas et, à défaut, pour passer sa hargne sur quelqu’un, fonçait comme un taureau dans l’appartement d’Irène qu’il trouvait nue dans son lit non défait, couchée sur le dos, le visage masqué par une épaisse couche de boue de beauté. Rien de répréhensible à cela, mais il n’allait pas perdre du temps à chercher un prétexte valable. Il lui hurla à l’oreille :
« Je cours à ma ruine, on me harcèle de tout côté, on se ligue contre moi, et tout ce que tu trouves à faire pour m’aider c’est de t’enfouir le groin sous du purin ! »
Irène eut une frémissement de plaisir à l’énoncé de la nouvelle : Herman avait des ennuis, quelqu’un s’était montré son maître, lui avait rabattu son insupportable caquet, l’avait maté ! Elle répondit :
« Qui te harcèle, mon chéri, qui te ruine ? Dis-moi tout ! »
Tout en parlant, elle se levait, tâtonnait autour d’elle pour trouver une serviette-éponge, crut la tenir alors qu’elle venait de mettre la main sur la robe blanche de Dior qu’elle avait ôtée quelques instants auparavant et s’en essuya le visage, distinguant petit à petit, à travers le masque qui s’était collé à ses cils, la silhouette d’Herman. Elle reçut un lourd coup de poing dans les côtes, qui lui coupa le souffle. Kallenberg écumait :
« Grosse vache ! Tu as vu à quoi tu t’essuyais ! »
Irène saisit l’occasion de le mettre encore plus hors de lui, de marquer des points. Grimaçant de douleur sous la boue, elle prit un air qui se voulait mutin et gourmanda Herman :
« Mon chéri, si tu as vraiment des ennuis, ce n’est pas le moment de flirter. Raconte-moi ! »
Herman, perdant le peu de contrôle qui lui restait, la frappa à nouveau, dans la région de l’estomac :