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« Ah ! tu crois que je flirte ! Tiens ! Vieille bouse ! »

Simultanément, cette situation de violence attisée par l’attitude d’Irène l’excitait, comme toutes les fois où il sentait un être à sa merci, fût-ce sa propre femme. Il lui empoigna un sein à pleine main, le tordit. Irène poussa un cri déchirant et fit une dernière tentative, un suprême effort sur elle-même :

« J’aime quand tu as envie de moi… »

Et brusquement, ne pouvant plus résister à la douleur d’un nouveau coup, elle se mit à crier d’une voix aiguë :

« Salaud ! Crapule ! Sale brute ! Je voudrais qu’on te casse la gueule, je voudrais qu’on te fauche jusqu’à ton dernier sou, qu’on te troue le ventre ! »

Le sourire revint sur les lèvres de Barbe-Bleue :

« Parfait… Là, au moins, je te retrouve. Enfin te voilà naturelle ! »

Et il sortit de la pièce pendant qu’Irène sanglotait et déchirait de rage la robe qu’elle venait de souiller. Il retourna dans son bureau, passa plusieurs coups de téléphone pour lancer son enquête le plus discrètement possible.

À propos de l’« affaire », l’un des journaux avait tiré un entrefilet : À QUI PROFITE LE CRIME ? En aucun cas, il n’y était fait mention de Kallenberg, sauf pour rappeler qu’il avait été lui-même, quelques jours plus tôt, victime involontaire d’un scandale provoqué par d’autres. Mouvement d’extrême gauche destiné à saper le prestige d’hommes qui étaient des pivots importants de l’économie internationale ? Manœuvre politique ? Guerre des armateurs ? Le signataire des lignes s’interrogeait, envisageant plusieurs hypothèses dont aucune n’était la bonne puisqu’il mettait dans le même panier, sous l’étiquette de « victimes », les responsables réels de la démolition réciproque : Satrapoulos et Kallenberg. Au moins, sur ce plan-là, Barbe-Bleue était tranquille : on ne soupçonnait pas davantage Satrapoulos d’avoir saboté son petit Noël que Kallenberg d’avoir exhumé la mère du Grec. Pour l’instant, tout se passait donc en famille.

Le soir, Barbe-Bleue décida qu’il partirait le lendemain pour la Côte d’Azur. Avec Irène. Dans la Baie des milliardaires, derrière Eden Roc, entre Cannes et Antibes, il possédait une propriété magnifique où il ne mettait pratiquement jamais les pieds. Il estimait que s’y rendre en cette période où les « congés payés » y achevaient leurs vacances mornes détournerait utilement l’attention des plans de revanche qu’il mijotait. Il aurait à jouer les maris fidèles le temps de fignoler sa contre-attaque. Irène fut priée de partir le matin, Herman préférant régler quelques détails avant de prendre un avion l’après-midi.

À son arrivée à Nice, il lui advint une chose bizarre, qu’il mit plus tard sur le compte de sa fantastique colère rentrée. Son chauffeur l’attendait dans le hall et s’excusa d’être venu le chercher dans une voiture de louage : il avait entendu un bruit bizarre dans le moteur de la Cadillac et l’avait donnée à réviser.

Kallenberg demanda :

« Quand sera-t-elle prête ? »

Le chauffeur fut surpris d’une telle question, son patron ne mettant jamais le nez dans les babioles de l’intendance :

« Elle l’est déjà, monsieur, je viens de leur téléphoner. J’irai la prendre dès que je vous aurai déposé.

— Allons-y tout de suite. »

Étonné, le chauffeur ne fit aucun commentaire et mit le cap sur Nice. Arrivé dans le garage, il pria Barbe-Bleue de l’attendre et se rua dans les étages supérieurs pour récupérer la Cadillac. Kallenberg se dégourdit les jambes et contempla vaguement des employés qui astiquaient une Bentley. Au bout de cinq minutes, il commença à s’impatienter, agacé de se trouver là. Dix minutes… Exaspéré subitement, il galopa jusqu’au quatrième et découvrit son chauffeur coincé dans un virage de la rampe d’accès.

D’un geste, Herman lui intima l’ordre de lui laisser la place. Se glissant au volant, il entreprit de dégager la Cadillac, braquant à droite, à gauche, avançant et reculant sans grand succès. Pour lui venir en aide, le chauffeur voulut le diriger dans ses manœuvres, ce qui vexa Kallenberg, dépité d’échouer là où un autre n’avait pu réussir. Il lui hurla quelque chose à travers la portière, que le chauffeur n’entendit pas car le moteur, brusquement, s’emballait. Explosant de fureur, Barbe-Bleue arracha l’aile avant de la Jaguar qui le maintenait prisonnier. Pour se dégager définitivement, il voulut remettre en prise le levier de vitesse de la boîte automatique, fit rugir à nouveau les 350 ch, se trompa d’un cran et enclencha la marche arrière : comme une fusée, la Cadillac bondit dans le garage, dans un hurlement de pneus, traversa tout l’étage en moins de deux secondes et percuta la paroi de verre formant mur après avoir défoncé la lourde barre de protection. Sur sa lancée, la voiture folle jaillit de la façade de l’immeuble, à vingt mètres au-dessus de la rue, son arrière s’inclinant de plus en plus vers le vide, dans un effrayant et lent mouvement de bascule provoquant la panique des passants.

À l’instant précis où elle allait plonger, elle resta accrochée, pendante, à la poutre d’acier tordue du garde-fou. Sortant d’un cauchemar, le chauffeur, qui n’avait pas eu le temps d’esquisser un geste, se précipita pour porter secours à Kallenberg. Il se pencha au-dessus de l’énorme brèche et aperçut, à travers le pare-brise pulvérisé, son patron, blême, le visage plein de sang, osant à peine respirer de peur de décrocher la Cadillac. Barbe-Bleue tourna vers lui un regard morne et interrogateur :

« Vous pouvez y aller, monsieur… Doucement… Elle ne peut pas tomber… »

Kallenberg amorça un mouvement de reptation, incertain.

« Allez-y, monsieur… Prenez ma main… »

Il s’y accrocha, parvint à surgir des débris du véhicule et reprit pied sur la terre ferme. Muets, des employés du garage l’entouraient : il ne les vit même pas, lançant simplement à son chauffeur, l’œil fixe et vide :

« Réglez les détails avec ces messieurs, Hubert. Payez. »

Il s’ébroua, s’essuya le visage à l’aide d’un mouchoir et s’éloigna dans un immense silence, sans que nul ne fasse un geste pour le retenir.

Trois quarts d’heure plus tard, il arrivait à la villa, le sang coulant toujours d’une entaille à l’arcade sourcilière. Il tendit un gros billet au chauffeur de taxi qui n’avait pas osé lui poser de questions :

« Ça va… Gardez. »

Irène, qui était en train d’essayer des maillots de bain dans le salon, le regarda passer, interdite :

« Herman ! »

Il ne lui répondit pas et se dirigea vers la salle de bain. Elle y pénétra sur ses talons :

« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Il avait l’air sonné, hébété. Il ne réagit pas quand elle s’empara d’une serviette pour lui essuyer sa plaie :

« Tiens-la plaquée sur ton front… Attends… Ne bouge pas… »

Elle ouvrit une petite armoire murale, en tira du coton, de l’alcool à 90°, du mercurochrome, examina la blessure, la nettoya :

« Ce n’est pas profond… »

Enfant enfin, le gigantesque Herman se laissait faire docilement, ce qui faisait monter au visage d’Irène des bouffées de tendresse réelle. S’il avait toujours été comme cela, dépendant d’elle, acceptant ses secours, au lieu de vouloir lui imposer sa volonté ! Barbe-Bleue ouvrit la bouche :

« J’ai eu un petit accident… Je suis passé avec la Cadillac à travers la paroi du quatrième étage du garage… Ce n’est rien…

— Non, mon chéri, ce n’est rien… Laisse-moi te soigner. »