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« Madame, votre ticket… »

Elle le regarda sans comprendre.

« Un franc », ajouta l’homme en brandissant un doigt levé, pour mieux signifier le prix et l’unité.

Tina hocha la tête. Voyant son embarras, le gardien frotta le pouce et l’index de sa main droite l’un contre l’autre, geste international s’il en fut. Tina hocha la tête une fois de plus. Le gardien dit :

« Des sous… Un franc l’entrée. Vous les avez pas ? »

Ce disant, il tapotait les poches latérales du manteau volé par Tina. Il entendit un cliquetis de pièces de monnaie. La vieille plongea une main dans la poche et ramena dans sa paume, qu’elle ouvrit, trois pièces de un franc et deux de vingt centimes. Le gardien en préleva une et lança à Tina qui s’éloignait dans l’allée centrale :

« Et on ferme à dix-sept heures ! »

La vieille se joignit à un groupe de touristes en contemplation devant une volière. Plus loin, elle entra dans un pavillon puant le fauve et empli de serpents absolument énormes. Elle n’en avait jamais vu d’aussi gros et se demanda combien de bêtes leur étaient nécessaires pour se nourrir chaque jour. À un étalage, elle donna une autre pièce de monnaie et s’empara d’un paquet de cacahuètes qu’elle commença à éplucher distraitement, fascinée par ce qu’elle voyait, ayant totalement oublié Maria, le Ritz, ses pompes et ses œuvres.

Devant l’enclos des singes, elle s’arrêta longuement au milieu d’une troupe d’enfants qui leur jetaient des friandises. Plus loin, elle observa les ours, qu’elle trouvait beaux, alors que les promeneurs les entourant et leur criant des phrases lui semblaient blêmes, fragiles et de santé précaire. Pourquoi enfermait-on les animaux ? Elle contempla également les daims, les éléphants, les chamois et les immenses volières dans lesquelles voltigeaient des oiseaux qu’elle n’avait jamais vus, et dont elle ignorait qu’ils pussent exister, tant leurs couleurs lui paraissaient irréelles.

Elle se trouvait devant la cage aux fauves lorsque retentit un coup de sifflet. D’instinct, elle voulut fuir, pensant que cet appel ne pouvait être lancé que pour elle, par ceux qui devaient la chercher. D’autres coups de sifflet suivirent, et elle vit les gens qui l’entouraient faire un mouvement de repli nonchalant en direction de la sortie. Elle partit immédiatement dans une direction contraire, ne voulant pas retourner dans les rues dangereuses, pleines d’inconnu, hostiles. Elle savait que, dans ce jardin, qui allait fermer, elle serait à l’abri, que nul ne pourrait la retrouver pour peu qu’elle y découvre une bonne cachette.

Elle croisa les derniers visiteurs du Jardin des plantes, une mère, qui rameutait sa marmaille, des amoureux. Quand elle aperçut un gardien en uniforme, elle se glissa derrière un pavillon en brique, pivotant autour de lui à mesure que l’homme s’éloignait. Bientôt il n’y eut plus personne. Elle demeura immobile, épiant les environs pour être certaine qu’elle était la dernière dans ce paradis. Des bruits de voix la firent se tasser un peu plus : deux gardiens passaient à quelques mètres d’elle, sans la voir, en direction des grilles. Le silence s’abattait sur le parc, troublé de loin en loin par des cris d’animaux excités, qui devaient s’ébrouer pour trouver leur place pour la nuit. La rumeur de la ville lui parvint, halètement continu d’un cœur qui ne semblait jamais cesser de battre. Le ciel vira au rose, vers l’ouest, tandis que s’allumaient ça et là les néons.

La nuit tomba. Il devait y avoir trois heures que Tina était acagnardée derrière son observatoire de brique. Avec précaution, elle s’en éloigna, se repérant facilement dans les allées éclairées par une vague lueur. Elle s’aventura sur une pelouse, s’adossa au tronc d’un arbre et respira profondément : elle était seule, régnant sans partage sur un univers de bêtes fabuleuses dont elle ne connaissait même pas les noms. Elle eut faim. Elle quitta son arbre pour explorer le jardin, se demandant si elle allait trouver quelque nourriture. L’obscurité était totale maintenant. Près d’elle, elle sentait la présence magnétique des animaux, percevait leur odeur, essayait de les définir.

À un moment, elle se retrouva presque devant l’entrée principale dont elle s’éloigna vite, agacée par le flot de voitures qui passaient devant. Elle buta sur un petit édifice branlant, sentit une espèce de bâche sous ses doigts, passa la main dessous et reconnut l’éventaire de la marchande de bonbons. Avec une joie indicible, elle y puisa plusieurs paquets dont elle goûta le contenu : des nougats, des caramels, encore des cacahuètes. Après s’en être régalée, elle tenta de se rappeler l’endroit où elle avait remarqué un robinet, sortant directement de la terre. Il devait se trouver près de la cage aux lions. Elle se repéra, se trompa une première fois, aboutit près de l’enclos des singes, se souvint que la cage des fauves était plus loin, derrière elle. Elle revint sur ses pas en tâtonnant, reconnut le pavillon à sa lourde masse en rotonde et rôda autour en frôlant les grilles de sa main. Il y eut soudain un rugissement profond qui la fit se figer, puis rire, entre ses dents : elle ne risque rien. On avait enfermé ces bêtes pour la nuit, mais pas elle. Elles se trouvaient au-delà du rempart des grilles, mais elle était libre, sans personne pour la surveiller, lui faire boire ces saloperies qui la faisaient flotter dans le vague, l’empêchant de prendre ses décisions tant que durait leur emprise.

Cette Maria avait l’air bien douce, mais Tina n’aurait pas hésité à lui enfoncer une aiguille à tricoter dans la gorge si elle avait essayé de l’empêcher de quitter sa prison. Elle ruminait sur les raisons de tous les malheurs qui s’étaient abattus sur elle depuis que ces hommes en blanc étaient venus l’arracher à sa propre maison, à ses chèvres, à ses lapins. Elle devinait que ce Socrate, qui avait prétendu être son fils, n’était pas étranger aux tortures qu’on lui avait fait subir. Que lui voulait-il, celui-là ? Pourquoi ne l’avait-il pas laissée en paix ? Que lui avait-elle fait pour qu’il la tourmente de cette façon ? Elle pensa à La Poilue, se souvint que sa litière était fraîche et qu’elle avait de l’herbe en abondance, et de l’eau : l’eau !… Sa main venait de rencontrer le robinet. Elle le tourna, en faisant jaillir un jet puissant qui inonda ses pantoufles. Elle le régla de façon à ce qu’un mince filet s’en échappe. De ses mains en coupe, elle recueillit l’eau fraîche et but longuement, à en perdre haleine. Elle s’essuya la bouche de la manche de son manteau, en releva le col car l’atmosphère devenait moins tiède, et reprit la direction de son arbre. Elle s’allongea à ses pieds, écoutant les cris des singes et les hurlements des hyènes. Elle tourna la tête vers le ciel, qui aurait dû être noir, mais qui avait une couleur rougeâtre, comme si l’on avait placé une cloison devant l’infini. Pas d’étoiles : elle s’endormit.

Maria avait reçu des instructions très vagues : en cas de malheur, si Mme Satrapoulos avait un accident, s’il lui arrivait quoi que ce soit d’imprévu, il ne fallait pas alerter la police, mais le directeur de l’hôtel, qui saurait alors ce qu’il conviendrait de faire. Aussi, après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir, descendu d’un étage, elle avait jugé plus raisonnable d’exécuter les instructions reçues.