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Elle retourna dans l’appartement, décrocha le téléphone et demanda à la standardiste de lui passer Édouard Fouillet de toute urgence. Elle croyait avoir gardé son sang-froid, mais s’aperçut au tremblement de ses mains qu’elle se laissait gagner par la panique. Ses jambes aussi flageolaient, elle dut s’asseoir. Fouillet était en ligne. En anglais, elle lui dit qu’Athina Satrapoulos avait disparu. Au bout du fil, l’autre s’étrangla. Il imaginait avec terreur un autre scandale, les journalistes envahissant à nouveau son établissement, les mégots partout, laissant de cruelles blessures à ses moquettes, la mine pincée des vieux habitués. Il n’aurait jamais dû accepter de recevoir la vieille folle ! Comment aurait-il pu imaginer qu’elle lui imposerait, entre autres tracas, la présence d’une chèvre ? Il se fixa sur ce mot :

« La chèvre est toujours là ? »

Maria resta interloquée devant une telle question : Tina Satrapoulos, dont ils avaient la charge, disparaissait, ils en étaient responsables, et il lui demandait si la chèvre était là ! Sèchement elle répondit :

« Je me moque de la chèvre !

— Vous ne comprenez pas que Mme Satrapoulos est un peu… comment dirais-je… pas dérangée, non… mais originale… Si elle a pris la peine de faire venir son animal favori d’Athènes, il y a de fortes chances pour qu’elle ne l’abandonne pas… qu’elle revienne… Il ne s’agit peut-être que d’une fugue… »

Ce n’était pas si bête. Maria, à son tour, se raccrocha à cet espoir : il avait raison, Tina ne pouvait être loin, elle ne pouvait laisser La Poilue dans une chambre, elle allait réapparaître. Fouillet enchaînait :

« En attendant son retour probable, voulez-vous que je prévienne la police de la disparition de Mme Satrapoulos ?

— N’en faites rien ! »

Il y eut un silence au bout du fil, puis :

« Tout de même… C’est une responsabilité… Ne bougez pas de chez vous, j’arrive. »

Une minute plus tard, il était là, vêtu de noir, l’air préoccupé. Il lui posa des questions pour savoir comment elle avait constaté le désastre. Maria lui raconta le peu qu’elle savait : la vieille dame était là, et brusquement, elle n’était plus là. C’est tout.

« Elle est peut-être toujours dans l’hôtel ?

— Certainement pas.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela, mademoiselle ?

— Elle détestait cet endroit. »

Malgré la gravité de la situation, Fouillet ne put s’empêcher de faire la moue : nul au monde n’était assez blasé ou inconscient pour détester son palace.

« Mademoiselle, je vous en prie… Vous parlez du Ritz. »

Comme il aurait dit : « Vous fumez dans la maison de Dieu. » Il ajouta, vexé :

« Je vais donner des ordres pour qu’on fouille tout de même l’établissement. On ne sait jamais.

— Ne prévenez pas la police !

— Et si elle ne revient pas ? »

Maria était à la torture, ne sachant ce qu’elle devait décider. Qui pouvait-elle prévenir ? Tout cela était tellement imprévisible… Elle regarda le directeur d’un air embarrassé. Il lui dit :

« Avez-vous des instructions en cas de disparition ? Savez-vous où l’on peut joindre M. Satrapoulos ? »

Non, elle ne le savait pas. Elle se sentit écrasée par sa faute. Si Tina ne retournait pas au bercail d’ici peu, tous ses beaux projets seraient à l’eau. Elle serait renvoyée, déshonorée. Elle détourna son regard de Fouillet, qui la toisait sans aménité, une expression sévère sur le visage.

« Eh bien, mademoiselle, c’est très simple. Si Mme Satrapoulos ne se trouve pas dans l’hôtel et qu’elle ne soit pas rentrée… disons… d’ici deux heures… je me verrai dans l’obligation d’alerter le commissariat du quartier. À moins que vous n’ayez une autre solution à me suggérer ? »

Maria se taisait, accablée, démolie, angoissée. Il en profita pour gagner la porte, lui lançant auparavant la flèche du parthe :

« Quoi qu’il arrive à cette charmante vieille dame, je crains que l’on vous en tienne pour responsable. »

Il réfléchit une seconde, et ajouta :

« D’ailleurs, je pense que vous êtes réellement responsable. »

Et il sortit, la laissant plantée au milieu de la pièce. Maria sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle s’abattit sur le lit, se cacha la tête dans les bras et se mit à sangloter.

Tina s’éveilla en sursaut. Elle ouvrit les yeux et se demanda pendant quelques secondes ce qu’elle faisait là, couchée à la belle étoile au lieu de dormir dans le lit de sa maison. Puis, elle se souvint et jeta un regard craintif autour d’elle, pour voir si on ne l’avait pas rattrapée. Le jardin était aussi vide que lorsqu’elle s’était endormie. Machinalement, elle se frictionna vigoureusement les flancs et les bras. Elle était transie de froid. Le petit manteau râpeux était aussi mince qu’une feuille de papier, et pas plus chaud. Ses pieds, qu’elle avait arrosés en prenant de l’eau au robinet, étaient trempés. Elle se leva, s’ébroua et, toute cassée par un vieux rhumatisme, essaya de se diriger vers l’éventaire de bonbons, dont elle espérait pouvoir enlever la bâche pour s’en couvrir.

Sur son passage, des animaux grognaient, des oiseaux s’agitaient. Elle sentait autour d’elle une vie non identifiée mais palpable, devinant des présences qui l’épiaient, mais sans les voir. À plusieurs reprises, dans les zones d’ombre intense, là où ne parvenait pas la sourde lueur du ciel, elle dut se repérer en palpant ce qui se trouvait devant elle. Elle parvint enfin devant la petite charrette. Elle passa d’abord la main sous la toile rugueuse et rafla un paquet de bonbons. Elle déchira l’emballage de cellophane et mâchonna avec satisfaction quelques boules sucrées. Elle entreprit ensuite de tirer sur la bâche, après en avoir relevé l’un des côtés. Elle s’arc-bouta, hala de toutes ses forces, mais rien ne bougea. Elle abandonna momentanément, s’assit par terre et se réconforta de deux autres bonbons. Elle essaya à nouveau, y mettant cette fois une énergie désespérée, car elle commençait à trembler de froid : peine perdue. La bâche avait dû s’accrocher aux montants de l’éventaire. Impossible de la faire glisser, impossible de la déchirer. Elle renonça et partit à la recherche d’un endroit où s’abriter.

Elle erra au hasard pendant une dizaine de minutes, tentant de retrouver certaines petites cages qu’elle avait repérées dans l’après-midi, et où devaient être enfermés des oiseaux. Puisqu’ils étaient vivants, c’est qu’ils étaient abrités. Tina se ferait une petite place parmi eux, dans la paille, et au lever du jour, elle se mêlerait à nouveau aux promeneurs. Elle ruminait une idée qui lui fit rebrousser chemin : si elle voulait séjourner dans cet endroit idyllique, il ne fallait pas qu’elle laissât trace de son passage. Or, l’éventaire de friandises avait été dérangé, il fallait tout remettre en ordre. Elle trottina, eut devant elle la masse légère de la bâche, tira dessus pour en recouvrir l’étalage. Elle y réussit tant bien que mal, poussant le scrupule jusqu’à ratisser la terre de ses mains afin de récupérer les emballages vides. Toutefois, elle se munit de deux paquets d’amandes et repartit en direction des cabanes à oiseaux. Elle s’orienta grâce à un immense néon rouge qui brillait au-dessus de la Halle aux Vins. Devant elle, l’allée se déroulait, juste un peu plus claire que l’obscurité environnante, suffisamment en tout cas pour qu’elle pût la suivre en veillant bien à ne pas s’écarter de son milieu.

Elle arriva devant les cabanes, les toucha du bout des doigts. Il y en avait une vingtaine, alignées tout au long de l’allée sur une cinquantaine de mètres. Chacune d’elles comportait une espèce de petite cour munie d’abreuvoirs, grillagée en façade. Au bout de la cour, un minuscule bâtiment en ciment armé, de quatre mètres carrés à peu près, dont le mur faisant face à l’allée était percé d’une ouverture assez grande pour qu’un être humain pût s’y faufiler. À son grand désespoir, Tina s’aperçut que les portes grillagées étaient fermées au verrou. Elle en essaya plusieurs, sans succès, et entreprit de vérifier systématiquement toutes les ouvertures. En marmonnant, elle allait de cage en cage, avalant des amandes, palpant les serrures de la main. Il ne restait plus que trois cabanes et, déjà, elle envisageait de trouver une autre solution pour passer le reste de la nuit au chaud, quand un loquet joua entre son pouce et son index. Elle le libéra complètement, le referma derrière elle comme elle put, traversa la cour en trois pas et s’arrêta devant l’orifice.