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Raph s’aperçut alors que lui-même était en slip. D’une mimique désespérée, il désigna la jeune femme qui, maintenant, avait appuyé sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Marcel posa son plateau sur la moquette :

« N’ayez crainte, monsieur. Je m’en occupe. »

Mais c’était déjà trop tard : là-bas, Ingeborg, sans même un regard derrière elle, entrait dans l’ascenseur. Le valet se précipita : « Madame ! Madame ! » La porte coulissa sans bruit. Marcel se précipita dans la cage de l’escalier, lançant à la volée :

« Je vais essayer de la récupérer en bas ! »

Pour lui-même beaucoup plus que pour le garçon qui ne pouvait l’entendre, Raph murmura :

« Il faudrait une couverture !… Une couverture… »

Affolé soudain à l’idée des explications à donner, il se rua dans sa chambre, enfila un pantalon, un chandail à col roulé de soie blanche, une veste légère, saisit l’une de ses valises et fonça dans l’escalier de service pour se réfugier au plus vite dans son havre de la rue Cambon. Il ne fallait à aucun prix que le délire de cette folle lui fasse rater sa nuit chez Kallenberg.

Le petit Spiro cassait des amandes. Il était assis par terre, sur une plaque de lichen que contournaient des armées de fourmis rouges en marche. Sur ses genoux, un petit pot de miel, à sa droite, à même le sol, les amandes, à sa gauche, les noyaux. Quand les amandes seraient en nombre suffisant, il les mélangerait au miel à l’aide d’un bâton. De temps en temps, il devait repousser trois de ses quatre chèvres, venues assister à l’opération, leur envoyant des tapes sur le museau lorsqu’elles s’approchaient trop de son butin. Du coin de l’œil, Spiro guettait un gros lézard vert, écartelé de chaleur sur le blanc de la roche, à trois mètres de lui. Le jeu consistait à ne pas bouger, et pour l’un, et pour l’autre. Au moindre mouvement du garçon, le lézard filerait comme une flèche. Pour arriver assez près de lui et le prendre, il allait falloir se déplacer sur les fesses, sans se déployer, en une reptation insensible. Ce qu’il y a d’agréable avec les lézards, c’est qu’on peut leur empaler dans le corps, sur toute sa longueur, de longs bâtonnets rigides qui leur donnent, lorsqu’ils s’enfuient, une raideur de mille-pattes du plus haut comique. Spiro envisagea aussi, par paresse, de l’atteindre avec une pierre, ce qui aurait l’inconvénient, s’il ne ratait pas sa cible, de le priver du plaisir de l’empalement. Il hésitait sur ce choix épineux lorsqu’une colonne de fourmis, changeant sa trajectoire, se dirigea en rangs serrés vers ses amandes. À cet instant précis, Spiro enregistra simultanément trois choses : la marche des fourmis sur son déjeuner, la fuite du lézard et le bruit d’une voiture. Il était resté plus de trois mois sans en voir une et voilà que, en moins de vingt-quatre heures, c’était la troisième qui brisait le silence de sa montagne, sans parler des hélicoptères — son oncle, qui avait été dans la marine, lui avait donné le nom de ces étranges avions — qui par deux fois, la veille également, avaient atterri sur l’éperon rocheux dominant la falaise, très haut au-dessus de la mer. Dans son émotion, Spiro jeta précipitamment ses amandes dans son pot de miel, le posa au pied de l’olivier et se rua vers un éperon de pierres sèches sur lequel il s’aplatit.

Cent mètres plus bas, il voyait la voiture gravir la pente, en épouser les lacets avec une constance d’insecte affairé. Malheureusement, il ne pouvait pas voir qui était à son bord, alors que le jour précédent, il avait assisté, sans en perdre une miette, à l’arrivée d’inconnus, venus du ciel à deux reprises pour s’engouffrer dans des voitures, partir vers son village, revenir à leur point de départ et s’évanouir dans le ciel. Son oncle, à qui il avait demandé des explications, s’était borné à lui indiquer qu’il s’agissait d’un hélicoptère, se refusant à lui donner les clés de cet atterrissage et insistant même pour que Spiro oubliât ce qu’il avait vu. Maintenant, la voiture disparaissait en haut de la côte, au-delà de laquelle se juchait, nichée au milieu des autres, sa maison à lui. Pensivement, le petit berger abandonna son poste d’observation pour retourner sous son olivier : malédiction ! Les chèvres avaient mangé toutes les amandes, léché le miel et laissé le pot aux fourmis qui grouillaient sur ses parois intérieures. Avec un cri de rage, Spiro fracassa le pot contre la roche, prit un long bâton et se lança à la poursuite de ses chèvres, égaillées sur une pente molle couverte de gentianes, et qui semblaient le narguer.

Lena Satrapoulos regardait Marc à la dérobée. Voilà dix minutes qu’ils ne s’adressaient plus la parole, chacun feignant d’être absorbé par ses pensées et grignotant distraitement ce qui se trouvait dans son assiette — poussin pané pour elle, steack tartare pour lui. Sous la table, Lena, par habitude, avait déchaussé son pied droit, mais celui de Marc n’était pas venu le rejoindre. Par la trouée de la terrasse grande ouverte, on voyait, au-delà de la Seine, l’hôtel de la Monnaie, haché dans sa perspective lointaine et dorée par le flot continu des voitures glissant en premier plan sur le quai du Louvre. Parfois, le jeu des feux rouges rendait quelques secondes les rives du fleuve silencieuses. On entendait alors le pépiement des oiseaux exotiques, en cage dans la boutique jouxtant le restaurant, répondre à celui des moineaux, invisibles dans les platanes dont les feuilles étaient si drues qu’on avait peine à croire qu’elles pourraient tomber un jour.

Lena cherchait désespérément le moyen de rompre ce rideau d’hostilité qui s’était abattu entre eux, là, presque visible, avec pour frontière, la ligne imaginaire passant par le pot de moutarde, se faufilant jusqu’à la base de la bouteille de Château-Lafite pour venir mourir à l’angle supérieur du briquet de Marc. C’était curieux, comme les mêmes choses, placées dans un contexte différent, pouvaient prendre un sens opposé. Autant le silence de son mari lui permettait de ne plus être présente à ses côtés, autant celui de son amant la rendait pleine de lui. Il faut dire que S.S., sous ses dehors de potentat, était un angoissé chronique, se précipitant dans les phrases, comme s’il y cherchait refuge. Il lui arrivait, de peur qu’on lui coupe la parole, de boire précipitamment tout en faisant de grands gestes de sa main libre pour signifier à son auditeur qu’il n’avait pas encore tout dit.

Lena se souvenait parfaitement du jour où elle avait vu Satrapoulos pour la première fois. C’était près de quatre ans après la mort de son père. Elle était une petite fille de treize ans. Le Grec en avait près de quarante. Elle était entrée dans le bureau de sa mère pour y reprendre un de ses cahiers de classe qu’elle avait voulu examiner. De l’un des immenses fauteuils réservés aux visiteurs, elle avait vu dépasser la pointe d’un cigare et deux chaussures noires, incroyablement brillantes. Puis un petit homme noir, aux bizarres cheveux rouille, s’était dressé, et elle avait aperçu un nez, pas ridicule, non, mais qui sortait vraiment de l’ordinaire. Comme la fillette n’était pas portée sur les quadragénaires au grand nez, elle avait fait une brève révérence, saisi le cahier que lui tendait sa mère et regagné sa chambre où l’attendait sa gouvernante anglaise — en Grèce, elles sont traditionnellement britanniques, car l’anglais est la langue, dans laquelle on compte le mieux. Si on avait dit à Lena qu’un jour, elle épouserait le petit homme… Et pourtant…

La suite, elle en avait reconstitué une partie par les confidences que lui avait faites S.S., une autre en confrontant la version du Grec à celle de sa mère. Elle avait deviné le reste. Au moment où elle sortait de la pièce, Satrapoulos était resté debout, immobile, silencieux, hors du temps. Puis, redescendant sur terre, et gêné de sentir le regard de Médée Mikolofides peser sur lui, il avait demandé avec une brutalité trahissant l’excès de son trouble : « Quel âge a votre fille ? — Treize ans », avait-elle répondu « Pourquoi ? » Le Grec avait balbutié : « Elle est… elle est… je la trouve ravissante. » La mère de Lena, qui était au moins aussi fine que son interlocuteur, s’était empressée de changer de sujet. Le lendemain, Satrapoulos acceptait, ce qui n’était pas dans ses habitudes de jeune loup, de signer un contrat qui lui était défavorable. À l’intention de Médée qui pourtant ne lui demandait rien, il avait précisé : « Vous savez, ne vous imaginez pas que j’ignore où sont mes intérêts. » Médée, que la phrase de Satrapoulos venait de priver de la joie de sa victoire, devint brusquement glaciale. « Expliquez-vous ! » avait-elle exigé d’un ton de commandement. Après tout, elle était l’armateur le plus riche du monde et ne tolérait pas qu’un nouveau venu, aussi doué fût-il, lui parlât avec cette ambiguïté insolente : le solliciteur, c’était l’autre, pas elle. Curieusement, Satrapoulos, sans transition, était devenu humble, sans défense, presque enfantin. Il avait expliqué en bredouillant qu’il avait eu le coup de foudre pour la petite Helena ce qui avait eu le don de choquer Médée. « Vous ne semblez pas vous rendre compte qu’elle a treize ans et que vous… vous…