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À l’intérieur, les ténèbres étaient totales. Elle perçut quelques mouvements, les bruissements de plumes des oiseaux dérangés dans leur sommeil. Les mains en avant, elle entra avec précaution dans la cabane. Tout de suite, elle sentit la différence de température : il faisait doux et chaud là-dedans. Ses narines flairèrent une odeur animale à laquelle se mêlaient des effluves bizarres, douceâtres et âcres à la fois, lui rappelant l’odeur des morts qu’elle avait veillés en Grèce, dans son village, au cours de nuits funèbres où le parfum de l’encens luttait avec l’odeur caractéristique, inoubliable et sucrée, des dépouilles de ses voisins. Elle se baissa, ramassa dans sa main quelques brins de paille. Les oiseaux ne bougeaient plus, immobiles comme le béton de leur prison. Ils devaient se trouver au-dessus de la tête de Tina, sur leurs perchoirs.

Tina aimait les oiseaux. Chez elle, elle arrivait souvent à en apprivoiser, leur jetant du grain sur le seuil de sa maison. Une fois, elle avait même réussi à garder un corbeau pendant deux étés consécutifs, puis, sans qu’elle eût compris pourquoi, le corbeau avait disparu un jour et n’était plus revenu.

Elle s’adossa au fond de la cabane. L’obscurité en était telle que le rectangle de l’ouverture lui paraissait presque lumineux, comme s’il y avait eu un degré dans la densité des ténèbres. Le papier fit un bruit épouvantable dans le silence profond lorsqu’elle le froissa pour en extraire quelques amandes. Au-dessus de sa tête, il y eut un certain frémissement. Elle aurait voulu pouvoir offrir une partie de son repas à ses hôtes inconnus. Elle le ferait au lever du jour, quand elle pourrait les distinguer et voir à quoi elle avait affaire, juste avant de prendre congé d’eux sur ce dernier remerciement.

Elle chercha une position confortable, ramena une poignée de paille sous sa tête et s’allongea complètement. Ses pieds mouillés lui causaient une sensation désagréable. Elle se redressa à nouveau et commença à se débarrasser de ses pantoufles. Puis, elle ôta ses bas, qu’elle roula en boule dont elle s’essuya les chevilles et les orteils. Une fois encore, il y eut un frémissement d’ailes dans le haut de la cabane. Un instant, elle pensa à allonger la main pour caresser le plumage de ses colocataires. Mais pour cela, il eût fallu qu’elle se relevât, et elle était si bien dans la paille, dans cet abri dont elle ressentait, après les allées et venues de cette journée agitée, la sécurité.

Elle n’aurait jamais imaginé pouvoir trouver loin de chez elle tout ce qu’elle aimait, qui faisait sa joie de vivre : de l’herbe, des arbres, de la nourriture — elle se promettait de dévaliser le stand le lendemain —, de l’eau et des animaux. Peut-être aussi qu’une de ces personnes fréquentant le jardin pourrait comprendre sa langue ? Elle lui raconterait alors tout ce qu’on lui avait fait, lui demanderait de la faire retourner dans sa maison.

Depuis combien de jours l’avait-on enlevée ? Elle ne savait pas. Les drogues qu’ils mettaient dans son verre, chaque fois qu’elle avait soif, lui avaient fait perdre la notion du temps. Ses actions, au lieu de se dérouler suivant une ligne chronologique, lui paraissaient soit se grouper, concentrées dans un temps réduit, soit se dilater, et emplir une éternité dont elle savait très bien qu’elle ne l’avait pas vécue. Elle avait accompli pourtant plus de choses au cours de ces dernières heures qu’au long de plusieurs années dans son pays. Des choses différentes, dans des endroits différents peuplés de visages différents. Des choses importantes. Elle essaya de se rappeler les choses importantes ayant émaillé sa vie, mais n’en trouva pas. Tout au plus, se souvint-elle de détails inattendus, comme cette lapine qu’elle avait soignée. Et d’un foulard que lui avait offert son mari, rouge, avec des dessins vert et or. Son mari était-il mort ? Oui, sûrement, parce que, sinon, il ne les aurait pas laissés faire. Et ses enfants ? Elle tenta de compter sur ses doigts combien elle en avait eus. C’était curieux, elle n’arrivait pas à revoir leurs visages ni à se remettre en mémoire le nom qu’elle leur avait donné. Filles ou garçons ? Elle ne savait plus, peut-être les deux… Quelle importance ? Ils partaient, à peine sortis de l’enfance, et on ne les revoyait plus, ils ne donnaient pas de nouvelles, ils n’envoyaient pas d’argent. Socrate ! Socrate ne lui avait jamais fait parvenir une seule drachme. Si elle avait su où il se trouvait, elle l’aurait appelé à son secours pour qu’il vienne la chercher et la reconduire à la maison. Lentement, la pensée de Tina sombrait, incapable de mettre un lien entre les images qui se présentaient à elle, pas tout à fait le sommeil, mais déjà le premier envahissement du rêve.

Il y eut un bruit au-dessus d’elle, qui la tira de sa torpeur. Un choc sourd, qui ne pouvait pas provenir de l’intérieur de la cabane, car ses occupants étaient bien trop légers pour l’avoir provoqué. Elle ouvrit à demi les yeux et prêta l’oreille. Son regard ne rencontra qu’une chape opaque, d’un noir absolu, d’une épaisseur totale. Le bruit revint, comme si l’on avait raclé l’un contre l’autre deux morceaux de métal. Elle sentit alors un déplacement d’air prodigieux et quelque chose de lourd qui se posait près d’elle. Elle se redressa et se rencogna contre le mur, le cœur battant la chamade. Malgré la terreur qui maintenant l’envahissait, elle osa un geste. Elle avança la main, lentement. Rien… La chose devait être plus loin.

Elle allongea le bras un peu plus, et elle toucha. Des plumes, mais accrochées à une masse compacte, énorme, une masse impossible pour aucun oiseau. Elle retira la main vivement, à l’instant où un second déplacement d’air, suivi du bruit d’une chute lourde et souple, la faisait se dresser comme un ressort sur sa litière. Elle sentit son bras happé par quelque chose de métallique, une pince puissante qui s’enfonça dans sa chair.

Elle hurla, reçut une bouffée de puanteur en plein visage, eut la perception abominable d’un objet dur frôlant le bas de son menton, remontant le long de son nez, tout contre l’arcade sourcilière, et un poignard pénétra jusqu’au fond de son œil. Battant des bras, elle voulut se précipiter vers l’ouverture qu’elle ne voyait même plus, l’œil valide aveuglé par un halo de sang. Elle se cogna la tête, voulut hurler à nouveau mais retomba, assommée. Elle eut l’énergie ultime de se rouler en boule, dans un geste dérisoire de défense et de protection. Malgré ses mains dont elle s’était couvert le visage, le poignard fouilla ses joues, cherchant son autre orbite, pendant qu’un linceul immense, vivant et fétide, d’un poids à la fois mou et monstrueux, s’abattait sur elle dans un vaste battement d’ailes et l’ensevelissait. Des crochets d’acier lui labourèrent le corps, arrachant des lambeaux de sa chair.

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