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Maria eut une hésitation devant le seuil de la morgue. On a beau être infirmière, on ne s’en trouve pas immunisée pour autant devant certaines visions. Elle avait passé une nuit blanche, assise dans son lit, sursautant au moindre bruit, guettant la sonnerie du téléphone qui lui fournirait la réponse à la question qu’elle se posait : où est Tina ? Fouillet, sur ses prières, n’avait lancé la chasse qu’à dix heures du soir. Une heure après que la police eut été informée de la disparition, Maria recevait dans son appartement la visite d’un homme qu’elle n’avait jamais vu, qui ne déclinait même pas son nom et lui disait :

« Je suis l’un des proches collaborateurs de M. Satrapoulos. Je l’ai informé de ce qui vient d’arriver. Il m’a prié de vous transmettre ceci : à partir de tout de suite, je prends cette affaire en main. Ne vous occupez plus de rien. »

Maria avait éclaté en sanglots, ne mettant pas en doute une seconde ce que venait de lui affirmer, en grec, son interlocuteur. Comme elle continuait à pleurer, il avait ajouté :

« M. Satrapoulos m’a également chargé de vous dire que vous n’avez absolument rien à vous reprocher. Il ne vous tient pas pour responsable de la disparition de sa mère. Toutefois, il exige de vous une discrétion absolue. Tant que Mme Satrapoulos ne sera pas retrouvée, personne ne doit être au courant de sa fugue. Vous m’avez bien compris ? »

Maria hocha la tête. Entre deux spasmes, elle ne put que bredouiller :

« C’est épouvantable… C’est épouvantable… »

L’autre avait hoché la tête, s’était incliné et lui avait lancé, en prenant congé :

« Ne bougez pas d’ici et attendez mes instructions. »

La longue veillée avait commencé. À huit heures du matin, comme elle allait s’assoupir, le téléphone avait sonné. C’était Fouillet :

« Deux messieurs de la police montent chez vous. Voulez-vous les recevoir, je vous prie ? »

Avaient débarqué deux types, qui la priaient de les suivre. Maria avait crié :

« Vous l’avez retrouvée ? »

Les visiteurs avaient échangé un bref regard et l’un d’eux avait expliqué :

« Nous ne sommes pas sûrs qu’il s’agisse de Mme Satrapoulos. Mais nous devons tout vérifier, vous comprenez… On a retrouvé, il y a une heure, une dame âgée au Jardin des plantes. Morte. Il faudrait que vous veniez l’identifier. »

Maria leur demanda une minute pour s’habiller. Elle était en robe de chambre et passa dans la salle de bain. Elle se vit dans une glace et se trouva hideuse, les yeux rouges et cernés, le visage creusé, les cheveux ternes. Machinalement, elle enfila une robe, se peigna vaguement et renonça à se maquiller :

« Voilà. Je suis prête. »

Sur la place Vendôme, une voiture attendait, sans signe distinctif. Elle démarra. Maria hasarda timidement.

« C’est un accident ? »

Celui qui lui avait adressé la parole en premier, probablement parce qu’il était le seul des deux à parler l’anglais, lui répondit :

« Oui… Un accident. Un horrible accident. Je crains que vous n’ayez beaucoup de mal pour l’identifier… si c’est d’elle qu’il s’agit. »

Ils n’avaient plus dit un mot pendant le parcours. Maria s’attendait à quelque chose d’horrible, et maintenant, devant la porte, elle ne pouvait plus faire un pas. L’un des policiers la prit par le bras. Arrivés au bout d’un couloir, ils pénétrèrent dans un ascenseur qui s’enfonça de plusieurs étages au-dessous du rez-de-chaussée. La porte coulissa, un homme vêtu de blanc était là, qui semblait les attendre. Il les précéda dans un autre couloir, ouvrit une porte et les laissa passer devant lui dans une pièce nue où ils s’immobilisèrent. L’homme dégagea du mur une espèce de long plumier, dont le contenu était caché par un drap.

« Si vous voulez bien approcher…, c’est ici.

— Du courage… », dit le flic.

L’infirmier ajoutait :

« Autant vous dire que c’est pas beau à voir… Ah ! les salauds, qu’est-ce qu’ils l’ont arrangée ! »

Un goût de bile dans la bouche, Maria, toujours au bras du policier, s’avança vers le plumier-cercueil. D’un geste brusque, l’employé découvrit ce qui avait dû être un visage : de la peau cireuse, déformée, comme arrachée avec des pinces, pendant n’importe comment autour des orbites creuses, dépouillées de leurs yeux. Le corps n’était pas moins épargné, couvert de plaies, de bleus, d’ecchymoses, là où il y avait encore de la chair, car Maria constatait, au bord de l’évanouissement, que des morceaux entiers de muscles avaient disparu. Ni compressés ni arrachés. Non. Simplement disparus, laissant les os à nu. Et pourtant, elle savait que ce corps mutilé était celui de Tina : elle avait coiffé ces cheveux, savonné ces épaules, essuyé ces bras, fardé ce visage en bouillie dont la seule ossature lui permettait de le reconnaître. Elle avait retardé ce moment ignoble tant qu’elle avait pu, prévenue de l’horreur qui l’attendait, et maintenant, elle ne pouvait plus en détacher les yeux. Elle sentit une pression contre sa main :

« C’est elle ?

— Je crois, oui… »

Et elle hochait la tête, stupidement, de haut en bas.

« Venez, nous allons vous montrer les vêtements qu’elle portait quand on l’a retrouvée. »

L’infirmier, sans même rabattre le drap, alla chercher dans un casier un paquet de lainages :

« Sa jupe… Ses pantoufles… ses bas… sa robe… et ce collier. »

Maria le lui avait offert trois jours plus tôt. Elle en caressa les perles entre ses doigts, hocha à nouveau la tête sans pouvoir proférer un mot.

Un policier fit un signe à l’infirmier :

« À tout à l’heure. »

Avec son collègue, il entraîna Maria qui se laissait conduire comme une algue à la dérive. Au moment de franchir la porte, elle se retourna vers l’employé :

« Qui lui a fait ça ? »

Elle avait lancé sa phrase en grec, il ne comprit pas ce qu’elle demandait. En anglais cette fois, Maria interrogea le policier :

« Qui lui a fait ça ? »

L’autre répondit :

« Des vautours. »

Malgré sa réussite éclatante, le Prophète était amer. Il était assez pervers pour se payer le luxe de sentiments élevés, purs, nobles, malgré la façon dont lui-même avait fait fortune. Trop intelligent pour ne pas voir qu’elle était suspecte, il n’était pas assez fort pour admettre les moyens auxquels il avait eu recours. En résultaient des états pénibles, des questions sans réponses, des ruminations à n’en plus finir qui le laissaient brisé et mal dans sa peau.

Ce qui le dégoûtait surtout, alors qu’il voguait personnellement dans les eaux du système, c’est que pas une fois, pas une seule, il n’avait rencontré un consultant préoccupé par autre chose que lui-même. On ne venait jamais le voir pour qu’il étende les bienfaits de ses voyances à autrui. Quand cela arrivait, c’était encore à leur petit « moi » que ses clients faisaient référence : « Est-ce qu’il m’aime ? Est-ce qu’il pense à moi ? À-t-il quelqu’un d’autre que moi dans sa vie ?… » Moi, moi, toujours moi ! Parfois, il avait envie de leur crier : « Et moi alors ? » mais, simultanément, il comprenait que cette revendication rentrée le mettait au même niveau que les autres. Ils venaient lui parler d’eux, il aurait souhaité les entretenir de lui. Il était comme tout le monde, et cela le faisait souffrir. Si au moins il avait pu posséder le dixième des certitudes qu’on lui prêtait ! Il vivait, bien sûr, mais cela ne lui suffisait pas. Encore fallait-il qu’il sache pourquoi. Il avait un pouvoir sur une foule de gens qui lui étaient étrangers, sans pour autant en retirer le moindre confort intellectuel. On l’appréciait pour ce qu’il refusait de reconnaître, on ne le laissait jamais parler des sujets sur lesquels il aurait aimé être entendu. De cette équivoque naissait son désarroi.