Выбрать главу

« Quel nom avez-vous dit ?

— Kalwozyac. Hilaire Kalwozyac. Pourquoi, ce n’est pas le vôtre ? Quoi d’étonnant à ce que je me sois renseigné sur l’homme à qui je désire confier tellement de secrets ? Vous comprenez sans doute que je ne peux pas communiquer des affaires strictement personnelles à n’importe qui.

— Je comprends… », dit le Prophète avec aigreur.

Il était furieux d’avoir été découvert, de voir ressusciter un personnage miteux et embarrassant qu’il croyait avoir enterré une fois pour toutes. Il se sentit dépouillé de sa carapace d’extralucide pour entrer dans l’univers froid et sans poésie de l’état civil : l’avenir, ce n’est rien, cela n’existe pas. Mais le passé… Il décida de rejoindre au plus vite le terrain où il pourrait reprendre avantage :

« Eh bien, puisque vous le souhaitez, nous allons commencer par faire un petit tour d’horizon ! Je vous écoute, monsieur Kallenberg…

— Je vous ai dit que j’étais un homme seul. J’ai besoin d’un allié à qui me confier, dont j’attends, en retour, des conseils.

— Des conseils, dans quel domaine ?

— Les affaires. »

Le Prophète eut un sourire ambigu :

« Toujours d’après cette rumeur dont vous me parliez tout à l’heure, j’avais cru comprendre que les vôtres étaient florissantes…

— Ah ! si vous saviez ! Aucune déontologie ne nous protège. Toute réussite est en butte à la jalousie et à la mesquinerie des concurrents. Tous les coups sont permis.

— Expliquez-vous, monsieur Kallenberg. Faites-vous allusion à quelque chose de précis ?

— Oui et non. Mais la haine peut se manifester sous tant de formes…

— Que vous a-t-on fait ?

— On essaie de saboter mes entreprises, de me discréditer.

— Qui ça, « on » ?

— Mes concurrents.

— Monsieur Kallenberg, je suppose que vous usez de votre droit de réciprocité ?

— Pour être franc, cela m’est déjà arrivé, bien sûr. Mais voyez-vous, ce sont des procédés qui me déplaisent, et qui me fatiguent. Si on ne devait pas mobiliser autant de forces simplement pour se défendre et se protéger, quelles grandes choses on pourrait faire !

— Pouvez-vous entrer davantage dans les détails ?

— Ça m’est difficile. À dire vrai, en venant vous consulter, je pensais que vous pourriez le faire pour moi.

— Vous êtes du signe du Bélier ? »

Kallenberg marqua un temps d’arrêt, visiblement très étonné :

« Comment le savez-vous ?

— Si je n’étais pas capable de percer à jour une chose aussi évidente, je serais en droit de me demander ce que vous êtes venu chercher chez moi. Voulez-vous que nous passions à ma table de consultation ? »

Kalwozyac se leva, invitant son hôte à en faire autant. Tous deux s’assirent, face à face. Le Prophète leva les yeux sur Barbe-Bleue :

« Par quoi voulez-vous commencer ? »

Kallenberg eut un geste évasif…

« Parfait. Laissez-moi faire. En arrivant ici, vous m’avez parlé d’une affaire de famille. Votre épouse peut-être ? »

Kallenberg lança à son vis-à-vis un regard aigu :

« Vous êtes certain que je vous ai dit cela ?

— Je m’en souviens très bien. Je vous ai demandé quel était votre problème, vous m’avez répondu : « un problème de famille ».

Pour Herman, le moment crucial était arrivé. Il devait soit battre en retraite, soit faire confiance à ce charlatan qui allait immédiatement prévenir le Grec de sa visite. Combien allait donc lui coûter la certitude de n’être pas trahi ? Et si l’autre lui jouait un double jeu ? S’il prenait son argent et profitait de ses confidences pour aller les répéter à S.S. ? Comment savoir jusqu’à quel point il avait envie d’être riche, à partir de quelle somme pouvait-on compter sur lui ? Kallenberg n’osa pas aller trop loin ni trop vite. Il n’eut même pas à se forcer pour prendre un air embarrassé :

« C’est très délicat. Je me suis aperçu, à ma grande peine, que les sentiments familiaux s’effaçaient lorsque de gros intérêts étaient en jeu.

— Continuez…

— Voyez-vous, j’imaginais que mon beau-frère et moi-même pourrions faire alliance…

— Oui ?…

— J’espérais que l’esprit de clan l’emporterait sur la vanité personnelle.

— Je vous écoute…

— J’ai été déçu. »

Un lourd silence s’installa. Le Prophète caressait distraitement la tranche dorée de ses tarots. Kallenberg avait fixé son regard sur le paysage extérieur, les collines molles, d’un vert tendre piqué du noir des cyprès, la bande émeraude de la baie, là où l’eau était peu profonde, le bleu intense des lointains adouci par le bleu plus voilé du ciel qui venait s’y noyer. Barbe-Bleue reprit, l’œil toujours sur l’infini :

« Comment puis-je vous parler de mes soucis ? La plupart sont provoqués par un homme que vous conseillez déjà… »

Le Prophète continuait à jouer avec ses cartes, attendant la suite. Elle vint :

« Je me mets à votre place. Je me rends très bien compte que vous ne pouvez donner vos avis qu’à l’une ou l’autre des parties en présence. Dans le fond, je n’ai pas assez réfléchi avant de venir vous voir. Je n’avais pas pensé que ma requête impliquerait pour vous un choix que je ne peux vous forcer à faire, puisque vous l’avez déjà fait. Et je suppose que vous êtes assez détaché des biens matériels pour ne pas céder à leur attrait. »

Furtivement, malgré lui, son regard erra l’espace d’une seconde sur le coffre toujours posé au milieu du bureau.

« Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’un homme de votre valeur n’a pas de prix. En ce qui me concerne, je ferais n’importe quoi pour m’attacher vos services.

— Qu’appelez-vous n’importe quoi ?

— Eh bien, par exemple, au lieu de vous rétribuer pour vos conseils, comme je le ferais pour un coiffeur, un garagiste, ou le directeur de l’une de mes sociétés, je vous intéresserais aux affaires que je pourrais traiter grâce à vous !

— Je crois que vous m’accordez beaucoup trop de pouvoirs.

— Non, non… Les marchés que je conclus jouent sur des millions de dollars. J’estime qu’une participation de… disons un pour cent sur ces sommes, serait une équivalence justifiée. »

Le Prophète resta de bois.

« Deux pour cent ?…

— Monsieur Kallenberg, je ne suis pas un marchand de tapis, mais une espèce de conseiller psychologique. Un voyant, mais pas un indicateur. Dans la mesure où je n’ai pas à enfreindre le secret professionnel qui est pour moi une règle d’or, je suis prêt à vous recevoir quand il vous plaira, et à accepter les trois pour cent dont vous venez de me parler sur les affaires que je vous ferai conclure.

— J’ai dit trois pour cent ?

— Il me semble bien que c’est effectivement ce que vous avez dit. En tout cas, je suis certain de l’avoir entendu. »

Kallenberg apprécia en connaisseur. Il ne croyait pas aux astres, mais il croyait aux hommes, et celui-là était visiblement retors et malin. Il sourit :

« Eh bien, puisque vous l’avez entendu, j’aurais mauvaise grâce à ne pas l’avoir dit. Soit… trois pour cent.

— Nous sommes donc d’accord. Naturellement, vous remporterez votre or…