— Il n’en est pas question. Vous m’obligeriez en considérant ces quelques pièces comme une avance sur nos premiers bénéfices.
— Vu sous cet angle… Comme il vous plaira. »
Le Prophète sentit une onde de jubilation l’envahir :
« Si nous passions aux choses sérieuses ? Que voulez-vous savoir ? »
Kallenberg se pencha, l’air avide :
« Il y a un homme… peu importe qu’il soit de mes relations, ou même de ma famille… je ne veux pas vous gêner dans vos voyances. Enfin, je voudrais que vous me disiez… que les cartes me disent… de quelle façon il s’y est pris pour me faire rater le plus beau marché de ma vie… »
Cette fois, la pieuse comédie jouée de part et d’autre était bel et bien terminée. Barbe-Bleue, tendu, plein d’un espoir fou, savait parfaitement que si Kalwozyac acceptait de marcher dans son camp, Satrapoulos était foutu : on n’est jamais trahi que par les siens. Par pudeur sans doute, le Prophète continua quelque peu à faire l’idiot :
« En général, on me demande surtout de prédire l’avenir, pas de lire dans le passé. Je vais essayer toutefois de faire un effort, pour fêter notre rencontre. Voyons, cet homme dont vous me parlez, ce… concurrent… Comment est-il ? Décrivez-le-moi et donnez-moi des détails… »
Et il étala ses cartes. À cet instant, Kallenberg sut qu’il avait partie gagnée.
Malgré sa puissance, le Grec était tenu, par les autorités des pays où atterrissaient ses appareils, à quelques formalités irritantes mais inévitables. Par exemple, ses pilotes devaient, en cours de vol, signaler par radio le nombre et l’identité des passagers qu’ils transportaient à leur bord. Au Bourget, par routine, un fonctionnaire transmit aux Renseignements généraux qu’un certain Hadj Thami el-Sadek, en provenance de l’émirat de Baran, allait poser pied à Paris. Un commissaire alerta immédiatement le Quai d’Orsay qui répondit sur-le-champ qu’il devait y avoir confusion d’identité : malgré les multiples invitations officielles dont il était l’objet depuis longtemps, l’émir de Baran avait toujours refusé. S’il n’avait jamais daigné se déranger malgré les insistances diplomatiques et gouvernementales, ce n’était certes pas pour déférer aux désirs d’un particulier, fût-il milliardaire comme Satrapoulos.
Pourtant, on vérifia. Après de multiples coups de téléphone, on acquit la certitude que cet Arabe volant était bel et bien l’émir de Baran : le premier sentiment d’aigreur passé, ce fut la panique. Pendant que des seconds secrétaires essayaient de mettre la main sur le Grec pour un complément d’information, on prévenait le Premier ministre en visite de courtoisie au Liban. Il fut bref et violent :
« Faites ce que vous voulez, mais faites quelque chose ! Ne laissez pas passer cette occasion ! N’oubliez pas que le Proche-Orient est le pivot de notre politique actuelle ! »
On s’agita dans tous les sens, dépassé par ce problème de protocole : comment marquer de la sympathie à un chef d’État qui n’a pas annoncé sa visite sans paraître pour autant s’immiscer dans ses affaires privées ? Le ministre des Affaires étrangères, dont l’arbitrage et la décision avaient été sollicités, trancha la question avec un aplomb au moins aussi grand que la perplexité dans laquelle il était plongé : à tout hasard, on enverrait au Bourget un détachement de la Garde républicaine, ainsi que le ministre de la Culture, qui serait là, lui aussi, comme par hasard et « à titre privé ».
Ainsi serait-on paré. Entre-temps, on avait réussi à joindre Satrapoulos par téléphone. L’armateur roulait vers l’aéroport dans sa voiture lorsqu’il avait eu le chef de cabinet du Premier ministre au téléphone : le Grec, qui avait des projets très précis et très confidentiels pour son hôte, avait été consterné que la nouvelle de sa venue se fût divulguée aussi vite. Étouffant sa rage, il prit sa voix la plus douce pour répondre à ce trouble-fête de malheur que la visite de l’émir était strictement personnelle, et que s’il avait souhaité qu’il n’en fût pas ainsi, lui-même, Socrate Satrapoulos, eût été le premier à en informer le gouvernement. Incapable de se contenir plus longtemps, sentant qu’il allait dire des choses irréparables sous l’emprise de la colère, il raccrocha avec hargne.
Il faillit avoir un haut-le-cœur en voyant des crétins, devant la porte d’honneur de l’aéroport, dérouler un tapis rouge tandis que des guignols à cheval et en uniforme prenaient place en une double haie. Il sauta de la Rolls, s’engouffra par une entrée de service que pouvaient librement emprunter certains propriétaires d’avions privés et demanda par téléphone, dans un petit salon prévu à l’usage de ces privilégiés, qu’on lui précisât l’heure d’arrivée de son appareil. On lui répondit qu’il était annoncé, cette urgence signifiant que, à la moindre fausse manœuvre de sa part, ses projets tomberaient à l’eau. Au comble de l’énervement, il sectionna à demi d’un coup de dents le cigare qu’il s’apprêtait à allumer, et arpenta en tous sens le petit salon, jetant des regards fréquents à sa montre et à la piste d’atterrissage. De quoi se mêlaient-ils ? Pourquoi ne lui foutait-on pas la paix ?
N’y tenant plus, il sortit de la pièce et s’engagea sur l’aire d’arrivée. Sa voiture l’attendait devant la porte. Il y grimpa et, dans le mouvement qu’il faisait pour s’asseoir, il aperçut son avion qui atterrissait.
« Filez là-bas ! », dit-il à son chauffeur.
Niki embraya et se dirigea vers l’extrémité de la piste. L’appareil venait de s’immobiliser. En descendirent deux géants basanés vêtus à l’européenne qui posèrent un regard soupçonneux sur les environs, comme si un attentat allait être commis sur la personne de leur maître. Puis l’émir apparut, enveloppé dans une immense djellaba, un turban sur la tête, d’énormes lunettes noires masquant ses yeux. Le Grec se précipita à sa rencontre pour l’accolade. En peu de mots, pendant qu’il le guidait vers la Rolls, il l’informa que le gouvernement français avait prévu, en son honneur, une petite réception. L’émir eut l’air très contrarié, ce dont le Grec n’avait jamais douté. El-Sadek lui glissa à l’oreille :
« Je me serais bien passé de ce comité d’accueil. Mes sujets ni mes pairs ne doivent savoir que je suis venu en France. Comment l’indiscrétion a-t-elle été commise ?
— Les services de sécurité, Altesse. Le Quai d’Orsay a voulu vous honorer.
— C’est d’une rare maladresse. »
S.S. eut un geste d’impuissance navrée, prit un air complice et lança :
« Nous allons essayer de les semer. »
Malheureusement, il fallait que la voiture passe devant la porte d’arrivée, seul accès à la sortie de l’aéroport. Le Grec dit à son chauffeur :
« Vous allez rouler très lentement, comme si nous étions sur le point de nous arrêter. Quand vous arriverez devant les militaires à cheval, allez-y ! Écrasez l’accélérateur ! »
Niki hocha la tête pour montrer qu’il avait parfaitement compris. Lorsqu’il dépassa l’angle du mur, il vit les gardes républicains et leur chef, un peu à l’écart sur son cheval, l’air indécis. En groupe devant la porte, des hommes en civil, assez tristes et compassés pour être des officiels. L’officier qui commandait les cavaliers aperçut la voiture au même moment.
« Sabre au clair ! », cria-t-il.
Les hommes exécutèrent la manœuvre. L’émir se rencogna sur ses coussins et détourna le visage. Niki, comme son patron le lui avait demandé, écrasa l’accélérateur, trop heureux d’obéir à un ordre contraire à tous les principes de Satrapoulos : S.S. détestait les changements de régime et, d’une façon générale, les mouvements qui n’étaient pas coulés. La voiture s’arracha littéralement. Quand elle sortit de la cour sur les chapeaux de roues, le Grec risqua un regard par la lunette arrière : il vit les pantins en noir s’agiter et s’interpeller, avec de grands gestes, pendant que l’officier faisait dégager ses hommes. Les chevaux, empêtrés dans les bagages qui ne cessaient de s’entasser dans leurs pattes, donnaient beaucoup de mal aux hommes qui les tenaient en main. Satrapoulos ne put s’empêcher de rire : ce qu’ils pouvaient avoir l’air con !