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Hadj Thami el-Sadek développait une théorie qui lui était personnelle :

« Dans la catégorie des rosés, c’est le Cliquot 1929 qui a le plus de corps. En revanche, je donnerais tous vos Calon-Ségur pour une seule bouteille de Romanée-Conti de la grande année. »

Satrapoulos était ébahi que son hôte fît montre d’autant de connaissances œnologiques :

« Altesse, je ne m’attendais vraiment pas à ce que vous connaissiez les vins français mieux que moi.

— C’est parce que vous êtes grec… », lui rétorqua l’émir avec malice. Il ajouta :

« Je sais quelle est la question qui vous brûle les lèvres : comment un musulman peut-il enfreindre les lois du Coran en buvant de l’alcool ? »

S.S. leva les mains pour montrer qu’il ne se serait pas permis d’avoir une idée pareille.

« Tsst tsst tsst ! fit el-Sadek d’un air espiègle. Eh bien, je peux vous répondre, même si vous vous défendez de vous être posé le problème ! Le Coran est beaucoup plus subtil que la Bible. Nous pouvons nous permettre de nous passer bien des fantaisies sans être pour cela en état de péché mortel. Ce qui nous permet de rester vertueux le reste du temps. Le Prophète connaissait trop la nature humaine pour lui imposer des lois en opposition avec ses penchants innés. Aussi est-il écrit dans le texte sacré que « nul ne boira de l’alcool entre le lever et le coucher du soleil ». Vous conviendrez que cet horaire nous laisse une certaine marge de sécurité. »

Ayant dit, il siffla une nouvelle coupe de champagne. Le Grec n’aurait jamais pu imaginer qu’on puisse boire autant sans rouler ivre mort sous la table. Il était totalement déconcerté par l’attitude de son invité. À Baran, il avait rencontré un vieillard méfiant, ascétique, presque hostile. Et chez lui, à Paris, il dînait avec un homme gai, disert et cultivé. Heureusement. Car il avait eu un épouvantable choc, en début de soirée, en voyant apparaître el-Sadek en méchants vêtements civils qui puaient la confection, flottant autour de la taille, faisant des creux sous les épaules. Il avait eu l’impression d’avoir convié un ouvrier nord-africain maigre et endimanché. Puis l’émir avait parlé et le miracle s’était produit.

On en était au canard au sang et S.S. ne pouvait s’empêcher de songer qu’il se trouvait non pas en son hôtel de l’avenue Foch, mais au cœur d’une revue de troisième ordre dans une boîte faisandée de Pigalle. En dehors des maîtres d’hôtel qui servaient le dîner, et qui eux seuls semblaient à leur place, les autres convives juraient avec le mobilier précieux, les toiles de maîtres, les paravents de Coromandel et les collections d’ivoire et d’opaline : des femmes, jeunes, toutes blondes et déjà éméchées. Par les soins de son secrétaire parisien, le Grec les avait louées à une agence spécialisée dans la prostitution à domicile. À Paris, tout le monde avait recours aux bons offices de Mme Julienne, selon qu’il s’agissait de divertir dans son domestique un roi nègre en visite, des industriels flamands venus signer des contrats, des hommes politiques excédés par d’interminables conférences internationales, voire des amis qui n’y voyaient que du feu dans l’opération : l’inviteur recevait, chez lui l’invité, qui rencontrait là de jolies femmes présentées comme des relations mondaines — Birgitta est la fille du consul de Finlande, le père de Nadia est un gros importateur de coton, etc. — de telle sorte qu’il était certain, après avoir emballé les mignonnes, de ne devoir ses triomphes qu’à son charme irrésistible, alors qu’en réalité il n’avait fait l’amour qu’à une putain de haut vol, payée par son hôte pour se plier à ses fantaisies.

Le Grec avait été perplexe quant au choix de ses pouliches. Ne connaissant pas les goûts de l’émir en la matière, il avait misé sur la loi des contrastes — les Orientaux préfèrent les blondes, les Suédois raffolent des Méditerranéennes — et sur le nombre. Il avait cru deviner qu’el-Sadek était cruel, et avait prévenu Mme Julienne que ses pensionnaires seraient peut-être soumises à rude épreuve au cours de la nuit qui les attendait. Un peu hautaine et persifleuse, la maquerelle avait rétorqué que les filles qu’elle lui enverrait pouvaient se prêter à n’importe quoi — elle avait appuyé sur le « n’importe quoi » — pourvu qu’elles soient rétribuées à leur juste valeur. Elle avait ajouté sur un ton de défi : « Les six jeunes femmes en question viendraient facilement à bout d’un régiment de légionnaires privés de femmes depuis des mois. »

Pour l’instant, lés filles gloussaient, ne sachant pas encore si leur client était le petit homme à lunettes ou le manœuvre arabe, ou les deux à la fois. De toute façon, ni l’un ni l’autre n’avaient l’air bien redoutable. Leur expérience leur avait appris qu’on ne peut impunément ingurgiter autant d’alcool et faire des prouesses en chambre. Il était fort probable qu’on les renverrait se coucher bientôt, et qu’elles pourraient rentrer chez elles tranquillement. Mme Julienne leur avait bien recommandé la soumission absolue, précisant qu’elles seraient récompensées selon les efforts qu’elles auraient fournis pour « égayer » la soirée. Laquelle d’entre elles serait choisie, et par lequel des deux ? Elles s’étaient vite passé le mot, car plusieurs d’entre elles avaient reconnu le célèbre Satrapoulos, ce qui ne les impressionnait nullement, leur pratique comptant énormément d’altesses, de ministres, de chefs d’État, de milliardaires et d’autres phénomènes encore, qui font le monde, et qui, dans un lit, sont désemparés comme des enfants, ou vicieux d’une façon incroyable, ce qui provient de la même cause : une terreur profonde de la femme.

Les perversions ne les étonnaient plus et Mme Julienne, maternelle et attendrie, leur évoquait parfois le bon vieux temps, au cours de séminaires mi-amicaux, mi-pédagogiques, citant le cas de cet énorme potentat connu de la terre entière dont le jeu favori consistait à parsemer sur un tapis rare, recouvert de ses propres excréments, des pierres précieuses que ses courtisanes, pour les posséder, devaient ramasser, mains liées au dos, entre leurs dents. Et Mme Julienne, qui avait un sens aigu de la parabole et de ses responsabilités, ne manquait jamais de conclure :

« La fin vaut les moyens. Si vous voulez réellement de l’argent, il ne faut pas hésiter à aller le chercher là où il se trouve, et de la façon qu’on vous a indiquée. »

Elles ne comptaient plus les monarques qu’elles avaient dû flageller, les généraux qui les priaient de les fouetter alors qu’ils se tenaient nus et au garde-à-vous devant elles, les chefs d’industrie, redoutables et redoutés, sur le visage desquels elles devaient cracher après s’être longuement raclé la gorge, sans parler des financiers réputés, dont les clins d’œil faisaient trembler la Bourse, qu’elles devaient compisser pour parvenir à les émouvoir : routine… Parfois, un avion spécial venait chercher l’une d’entre elles pour une seule nuit dans un palais du Proche-Orient : l’élue en revenait fière, couverte de bijoux, d’hématomes et de présents. Elles savaient qu’ils avaient l’argent facile pour leurs plaisirs, ceux qui le recevaient de naissance sans avoir jamais dû faire aucun effort pour le mériter ou le gagner. Et là-bas, il arrivait que leurs corps blasés pussent s’émouvoir devant des spectacles impensables en Occident. Nadia leur avait raconté qu’un prince musulman lui avait fait l’amour debout, par-derrière, devant une fenêtre donnant sur une cour où avaient lieu, par fusillades et pendaisons, plusieurs exécutions capitales d’opposants au régime.