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Satrapoulos remarqua que la main de son invité errait sous la nappe, probablement en quête d’un genou ou d’une cuisse : l’affaire s’amorçait bien. Il avait prévu une espèce de crescendo pour amener son hôte là où il le voulait. Le plus dur était fait. La suite découlait dorénavant de pures lois naturelles. Le Grec pensa qu’il était temps de tâter le terrain en vue de divertissements moins innocents. Il se pencha vers el-Sadek :

« Altesse, j’avais souhaité vous réserver une surprise, mais à la réflexion, je crains qu’elle ne soit un peu osée pour nos jeunes invitées. Et peut-être même pour votre Altesse… »

L’émir, l’œil enflammé, lui lança un regard ironique et interrogateur. Satrapoulos enchaîna :

« Oh ! rassurez-vous, rien de très choquant… Disons plutôt quelque chose d’amusant… d’inattendu…

— Qu’est-ce que c’est ? piailla le chœur des filles.

— Mesdames, je voudrais dégager ma responsabilité… Je ne tiens pas à ce que vous me reprochiez le spectacle par la suite, eut le culot de répondre le Grec.

— Et si nous commencions ? », dit l’émir d’un air impatient.

S.S. leva les bras en un geste résigné, comme vaincu par l’insistance de ses invités. En souriant, il frappa dans ses mains à trois reprises. Il y eut plusieurs secondes de silence absolu. Toutes les têtes étaient tournées vers la porte d’entrée dont les battants s’ouvrirent soudain pour laisser le passage à quatre hommes vêtus comme des esclaves orientaux, porteurs d’un immense plateau de métal, long de plus de deux mètres. Les Nubiens d’opérette déposèrent leur chargement sur le sol, aux pieds des convives. Chacun écarquilla les yeux : sur le plateau, il n’y avait qu’une énorme quantité de grains de mil, rien d’autre. Les regards se tournèrent vers Satrapoulos, toujours souriant. Un cinquième homme entra dans le salon, charriant un sac d’où s’élevaient des pépiements assourdissants. L’homme s’approcha du plateau et ouvrit son sac, libérant une nuée de poussins affamés qui se jetèrent sur les grains. Dans la pièce, tout le monde retenait son souffle. Les filles semblaient fascinées par le vorace appétit des poussins qui se grimpaient les uns sur les autres, se bousculant, faisant dégringoler le grain en rigoles soyeuses.

Brusquement, quelqu’un fit « Oh ! », et l’on vit apparaître un bout de chair, le mamelon d’un sein. À peine dérangés l’espace d’une seconde par le cri, les poussins continuèrent, goulûment, à avaler leur provende. Un second fragment de sein fut mis au jour, puis la courbe d’une épaule : sous le sarcophage de graines, il y avait un corps humain, un corps de femme. Furent dénudés la ligne fuselée d’une cuisse, un fragment de nombril. Alors, le silo vivant fut secoué d’un long frémissement, quelque chose bougea, les poussins inquiets se débandèrent et une superbe brune s’étira, passant sa main dans sa chevelure et sur son visage, où des graines s’accrochaient. Elle se redressa complètement dans un silence stupéfait, et le premier bravo éclata. La beauté anonyme était complètement nue, très à l’aise, sûre de ses formes qu’elle étalait aux regards sans provocation mais sans modestie. Elle salua, un sourire ambigu sur les lèvres, ôta machinalement de son nombril quelques graines qui y étaient restées prisonnières et disparut, légère, sous les applaudissements.

L’émir se tourna vers le Grec :

« Très intéressant. »

Maintenant, ses deux mains ne quittaient plus le dessous de la table, et Satrapoulos se doutait qu’elles s’y livraient à des besognes, confirmé dans son idée par le visage figé et tendu de ses deux voisines immédiates. On apporta des liqueurs, des alcools, vieil armagnac et fine champagne « hors d’âge ». En toute simplicité, el-Sadek dégagea l’une de ses mains, saisit le verre qu’un maître d’hôtel lui tendait, le passa à la blonde assise à sa droite, la pria de le faire boire et enfouit à nouveau sa main sous la nappe. Agacé et comblé à la fois, le Grec ne pouvait s’empêcher d’admirer sa vitalité. Jusqu’à présent, il avait feint de boire, connaissant parfaitement ses limites, désireux de rester maître de lui-même pour demeurer maître de la situation. Ce type semblait phénoménal, résistant à l’ivresse comme d’autres, par les caprices de l’implantation de leurs terminaisons nerveuses, résistaient à la douleur. Les Arabes avaient-ils un foie, et où ?

De toute manière, Satrapoulos en serait le premier informé. Il avait prévu un plan pour quitter ces Mille et Une Nuits de pacotille. À la fin du repas, l’un de ses hommes de main feindrait de venir le chercher pour une affaire de famille très urgente et importante. Depuis deux jours, il avait donné des ordres stricts pour que l’on croie qu’il n’était pas en France. Il ne tenait pas à ce que l’on sache qu’il recevait l’émir, et Hadj Thami el-Sadek, de son côté, y tenait encore moins que lui. Les intimes du Grec eux-mêmes pensaient qu’il était en voyage et S.S. avait précisé que, au cours de ces heures, personne, sous quelque prétexte que ce soit, ne devait être au courant de sa présence à Paris. Aussi, les multiples coups de téléphone qu’il avait reçus s’étaient-ils heurtés au barrage de ses secrétaires affirmant, de bonne foi, que M. Satrapoulos était aux États-Unis. Pourquoi avait-il fallu, trois heures plus tôt, que ces crétins de fonctionnaires fassent du zèle et découvrent le pot aux roses ?

« Mesdames ! dit l’émir… (Les « dames », qui papotaient, firent silence et le regardèrent…) Je vous trouve si gracieuses que j’aimerais vous offrir un petit souvenir de cette soirée… si notre hôte le permet. »

Le Grec hocha la tête et sourit.

« Ahmed ! », cria el-Sadek.

L’un des deux géants gardes du corps apparut si vite qu’on se demanda s’il ne s’était pas mis en branle avant l’appel de son maître. L’émir lui fit un signe et le colosse sortit de sa poche une petite bourse en cuir. El-Sadek délaça les cordonnets qui la maintenaient fermée et en renversa le contenu sur la table. Les filles étaient stupéfaites : une cascade de pierres précieuses avait coulé sur la nappe dans un bouleversant cliquetis de billes d’agate. Ce type n’était pas un ouvrier âgé et desséché : c’était un seigneur, il était beau, distingué, et avait une classe folle. D’ailleurs, Satrapoulos l’avait appelé Altesse pendant tout le dîner, elles comprenaient maintenant pourquoi.

« C’est un bien modeste présent pour autant de beauté… »

L’émir rafla les pierres dans le creux de sa main et, une à une, les fit rouler dans la direction de chacune des invitées. À cet instant, un maître d’hôtel se pencha vers l’armateur, lui glissa quelques mots à l’oreille, ce qui eut l’air de le contrarier vivement. Entre ses dents, il cracha au larbin :

« Dites-lui que c’est un con. J’avais dit pas avant minuit, et il est onze heures.

— Monsieur, fit le domestique désolé, il dit que cela ne peut pas attendre.

— Qu’il attende ! Plus tard ! »

Le Grec connaissait trop bien son secrétaire pour ne pas savoir que, s’il l’avait dérangé malgré ses consignes, c’était pour une raison grave.

« Vous avez des ennuis, mon frère ? s’enquit l’émir.

— Rien de sérieux, Altesse, enfin, je l’espère. »

Rien ne lui échappait, à celui-là ! Satrapoulos se secoua et décida de brusquer les choses en passant à la deuxième partie de son scénario.