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« Mes amis, j’aimerais vous faire visiter ma demeure. Prince, si vous le voulez bien, nous commencerons par votre appartement. Mesdames, je serais heureux d’avoir votre avis. »

Il se leva, les autres à sa suite, franchit un couloir tendu de velours rouge et ouvrit une porte. Dans une immense pièce tapissée de miroirs, murs et plafond — on les avait posés deux jours plus tôt — on ne voyait d’abord qu’un lit, mais un lit comme les putes elles-mêmes n’en avaient jamais vu de semblable : rond, et de trois mètres environ de diamètre. L’une des filles poussa un cri de ravissement et demanda :

« Est-ce que je peux l’essayer ? »

Sans attendre la réponse, elle se jeta dessus comme on plonge dans la mer, rebondissant sur la mousse souple. Dans le mouvement, la fente longitudinale de sa robe du soir dévoila ses jambes jusqu’aux cuisses, moulant la forme de ses fesses, suggérées avec une précision absolue tout en gardant le mystère de la chair voilée.

« Cathia ! Viens, c’est formidable ! »

Cathia jeta un regard à ses compagnes et ne résista pas. À son tour, elle piqua une tête sur l’étoffe noire. En riant, sa compagne lui sauta dessus et il y eut une brève bataille, avec des rires étouffés, des « Laisse-moi ! » des protestations et des gémissements essoufflés. En douce, le Grec regarda sournoisement el-Sadek. Il lui vit une expression qui le rassura sur les projets qu’il avait faits. Le visage de l’émir, d’enflammé et réjoui qu’il était quelques instants plus tôt, s’était figé, devenu lointain brusquement, ses petits yeux noirs fixant avec intensité le spectacle que lui offraient les deux filles, toute sa personne comme sculptée par la tension violente qui, intérieurement, l’agitait.

Cathia l’invita :

« Altesse ! (voilà qu’elle aussi, les pierres précieuses aidant, se piquait au jeu des titres !…) Aidez-moi ! Venez me défendre ! Elle est plus forte que moi ! »

El-Sadek consulta le Grec d’un regard. L’autre le prit à part :

« Altesse, cette maison et tout ce qu’elle contient vous appartient, elle est à vous, vous êtes chez vous, usez et abusez, vous ne le ferez jamais assez. Mais ne m’en veuillez pas… Une affaire de famille délicate exige ma présence en dehors de Paris. Me pardonnerez-vous si je vous abandonne en compagnie de mes amies ?

— Voulez-vous que je vous accompagne, mon frère ?

— Vous n’y pensez pas, Altesse ! Les démarches que j’ai à faire sont ennuyeuses et je voudrais que cette nuit soit consacrée à votre repos, ou à votre bon plaisir… »

Les derniers mots du Grec se perdirent dans le vide, car, maintenant, les six filles gisaient sur le lit, riant comme des folles, soûles, ôtant leurs chaussures, se bagarrant, multipliées par les reflets infinis des miroirs, chair blanche et cheveux blonds sur le noir des draps et du dessus de lit, tourbillon palpitant de corps anonymes, interchangeables. Les lèvres de l’émir s’étaient pincées davantage et il fixait la scène, fasciné. Il fit un énorme effort pour s’en détourner, s’inclina profondément devant Satrapoulos et lui dit :

« Faites comme il vous plaira, mon frère. Et qu’Allah soit avec vous… »

Socrate répéta, s’inclinant à son tour :

« Cette maison est la vôtre. »

C’était idiot, mais le Grec était plus ému qu’il aurait cru pouvoir l’être. Il avait monté cette mise en scène ridicule, pleinement conscient qu’elle était de mauvais goût, et voici qu’il se sentait piégé par elle. Il aurait voulu rester, s’offrir en compagnie de el-Sadek ce qu’il n’osait pas prendre tout seul : après tout, qu’est-ce qui l’empêchait d’organiser à son usage personnel de pareilles fêtes ? Il en avait toujours rêvé mais une raison obscure l’empêchait de transférer sur le plan de la réalité ce à quoi il pensait secrètement, et qu’il repoussait avec hargne. Pourquoi ?

Il chassa ces idées. Il allait traverser l’antichambre lorsqu’il se heurta à Ali et Ahmed, les deux chiens de garde de son invité. Chose curieuse, ils avaient sur les lèvres un léger sourire. Ils s’inclinèrent profondément devant le Grec. Quand ils se redressèrent, leur expression était devenue impassible. Intrigué, S.S. s’arrêta à leur hauteur, les considérant avec bienveillance et curiosité :

« Parlez-vous l’anglais ? »

Ali inclina la tête.

« Je vous ai fait réserver deux appartements… Voulez-vous qu’on vous les montre ?

— Nous dormirons ici, à la porte de notre maître.

— Ici ? Par terre ? »

Nouvelle inclination affirmative : drôle de mœurs…

« Votre maître ne risque rien sous mon toit. »

Réponse : un sourire.

« Avez-vous besoin de quelque chose ? »

Dénégation de la tête. Ils étaient fantastiques, ces types ! Ils couchaient à même le sol, n’importe où, pour les nourrir, on leur fournissait un paquet de dattes et quelques figues, et vogue la galère, ils étaient rechargés pour un mois !

« Dites-moi… Vous qui vivez dans l’intimité de votre maître… vous le connaissez bien… »

Il baissa la voix, un air complice et amical sur le visage : « Pensez-vous qu’il ait tout ce qu’il lui faut ?… Enfin, je veux dire… Croyez-vous qu’il soit content des amies que je lui ai présentées ? »

Bref regard des deux hommes et, à nouveau, visage de bois. En alerte, Satrapoulos insista :

« N’hésitez pas à me parler. J’ai trop de respect et d’affection pour lui, je ne veux pas prendre le risque de le décevoir… »

Ali et Ahmed restèrent immobiles, figés et silencieux.

« Je vous en prie, c’est très important… Je voudrais tant qu’il garde un bon souvenir de cette soirée… En me parlant, vous rendez service à tout le monde. Ayez confiance en moi, je serai discret… Il n’aime pas les blondes, peut-être ? »

Les deux hommes se regardèrent à la dérobée ; hésitant visiblement à répondre. Ali se décida. Il se pencha vers l’armateur, qu’il dominait de plus d’une tête, et lui glissa deux mots à l’oreille, deux mots seulement.

Satrapoulos ouvrit des yeux ronds et eut l’air gêné. Pendant un instant, il demeura indécis, puis :

« Je vais voir ce que je peux faire. »

Il s’éloigna à pas pressés et pénétra dans le bureau où l’attendait, debout, son secrétaire. En rafale, il lui lâcha :

« Vous allez téléphoner de toute urgence à votre Mme Julienne ! Dépêchez-vous ou tout est foutu ! Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette nouvelle idiotie ! Je vous avais dit de venir me chercher à minuit, pas à onze heures !

— Je sais, monsieur, mais…

— Accouchez ! »

L’autre se racla la gorge, chercha des mots, n’eut pas l’air de les trouver. Alors, simplement, il lui dit la chose :

« Votre mère est morte. »

Satrapoulos eut une réaction extraordinaire. Comme s’il n’avait pas entendu, il aboya :

« Je vous dis de téléphoner à Mme Julienne ! Qu’est-ce que vous attendez ? »

« Vous allez rester longtemps à Paris ?

— Non…, deux jours seulement.

— Vous êtes venu pour affaires ?

— Non. J’ai été invité par mon ami.

— Vous fêtez quelque chose ?

— Oui, un pacte. »

Les questions fusaient… Les filles auraient aimé percer à jour l’identité d’un type qui avait l’air d’un vieil ermite fauché, squelettique, et qui leur offrait un diamant avec la même aisance que d’autres une cigarette. El-Sadek se doutait bien que les six blondes faisaient partie de la réception, comme le dîner, ou cet hôtel fastueux qui ne l’impressionnait nullement. Il aurait voulu que ces femelles ferment leur gueule et fassent leur travail en se prêtant à ses fantaisies, au lieu de chercher à savoir le pourquoi et le comment. Une dernière hésitation le retenait toutefois : il n’était pas dans son harem, mais à Paris, et certaines lubies sexuelles souffrent difficilement l’exportation. Patience…